Un aperçu de la gauche juive dans la Palestine des années 1920

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Flèche et chaînesde l’écrivain yiddish Hanan Ayalti, est un roman radical et moralement urgent sur la Palestine de l’époque du Mandat qui marie l’ambition socialiste, les rêves sionistes et le terrain vécu de la dépossession arabe.

Publié pour la première fois à Varsovie en 1940 et maintenant traduit en anglais par Adi Mahalel, le livre se lit moins comme une curiosité d’époque que comme une dépêche tirée du cœur même de l’histoire juive du XXe siècle. Ses cadences sont à la fois élégiaques et insurgées, ne laissant jamais oublier au lecteur que tout projet utopique se construit sur un terrain contesté.

Cette édition comprend un prologue – réimprimé à la fin en annexe – qui revient sur la vie des kibboutz en Pologne et retrace comment les personnages d'Ayalti ont pris forme idéologiquement. Le prologue n’est pas essentiel à l’intrigue, mais il pose le fondement psychique de l’engagement utopique : comment une génération pourrait hériter du rêve de communauté, de sacrifice et de travail bien avant de mettre les pieds en Palestine. Le glossaire et les notes du traducteur guident les lecteurs à travers des termes denses du vocabulaire socialiste-sioniste, depuis halutzimce qui signifie pionniers, à l’expression nuancée « construire par le travail ».

Le récit principal se déroule en trois parties : « Kibboutz », « Terre et travail » et « Dieu et argent ». Ces sections cartographient non seulement les luttes extérieures de la colonisation mais aussi les fractures internes de ses pionniers. Lorsque Zalmen, le personnage central, atterrit à Jaffa, le roman met immédiatement en scène une collision : des bateliers arabes déchargeant leur cargaison, des responsables britanniques annonçant des grèves, des pionniers juifs plantant des tentes sur un terrain détrempé.

Chaque échec logistique devient une métaphore : chaque tente qui s’effondre indique le gouffre plus large entre l’idéalisme et le terrain. La séquence de tempêtes dans les premiers chapitres du kibboutz – en particulier « Couché dans la boue et aboiement devant la lune », où la colonie est presque emportée par les eaux – dramatise cette lutte élémentaire. Vous sentez la terre elle-même résister à ses prétendus rédempteurs.

Au moment où le récit passe à la deuxième partie, la perspective arabe apparaît non pas comme toile de fond, mais comme voix. Mustafa, autrefois une figure périphérique, devient un agitateur frustré dont les sermons – moitié économiques, moitié prophétiques – parlent de dette, de dignité et de terre. Ses paroles sont perçues avec une clarté douloureuse, même si les pionniers ne peuvent pas ou ne veulent pas les entendre.

Les émeutes de 1929 arrivent avec une terrible fatalité. Dans l'une des scènes les plus déchirantes, Moshe Milner, un pionnier juif de Pologne, est battu pour avoir tenté de collecter des fonds pour les victimes juives et arabes. La solidarité elle-même est punie. Dans des moments comme celui-ci, Ayalti insiste pour que le lecteur soit confronté à l’impossibilité de l’innocence.

La troisième partie amène le roman vers l’effondrement. Les certitudes idéologiques vacillent, les camarades se retournent les uns contre les autres, et même la terre qui promettait la rédemption est accusée de trahison.

Le camarade Gamzu, à la fois fanatique et personnage tragique, incarne ce dénouement. À un moment donné, il est assis dans son bureau et écrit un article pour le journal socialiste hébreu – un petit moment qui cristallise la perspicacité du roman : le travail ne se bat pas seulement dans les champs et les usines, mais en paroles. La conclusion houleuse laisse les personnages battus et arrêtés, et donne aux lecteurs le sentiment que l’histoire elle-même n’a pas encore choisi son verdict.

La place d'Ayalti dans la littérature yiddish est inhabituelle. Alors que ses contemporains se tournaient souvent vers le shtetl ou vers la vie d'immigré, il a amené le yiddish à la frontière de la Palestine. Le résultat est un langage de tension, où le vocabulaire sacré se mêle aux slogans de la lutte socialiste.

Cela nous rappelle que le yiddish n'était pas seulement un véhicule de mémoire, mais aussi d'imagination pour l'avenir, même pour ceux qui ont été supprimés par la suite. (Après avoir déménagé aux États-Unis, Ayalti a mis le roman de côté pendant des années, n'achetant que Flèche et chaînes après son retour en Israël.) Dans son ambition, Flèche et chaînes rappelle l'envergure de l'écrivain soviéto-yiddish Dovid Bergelson et la recherche idéologique d'IL Peretz, mais il est plus direct, plus politiquement intransigeant.

La traduction est généralement fluide, bien que quelques expressions idiomatiques soient plus plates que le yiddish ne le paraissait probablement. Par exemple, une expression comme « se briser le dos pour la terre » semble plus gênante en anglais que l'ironie féroce qu'elle contenait probablement dans l'original. Pourtant, le glossaire est un cadeau : des termes comme Shomrim (gardes ou membres du mouvement de jeunesse travailliste sioniste Hashomer Hatzair) et Shekhine — la forme yiddish de Shekhinah, la Présence Divine) – sont définis de manière à éclairer non seulement le vocabulaire, mais aussi les idéaux qui le sous-tendent. Vous pouvez sentir, même sans citation directe, avec quel soin Mahalel a reconstruit le monde du roman pour les lecteurs anglais.

Une faiblesse récurrente est que certains personnages sombrent dans de longs discours idéologiques. Ayalti, parfois, ne peut résister à l'impulsion du pamphlétaire. Pourtant, même ces passages révèlent l’urgence émotionnelle d’une époque où la politique était vécue depuis les tranchées, alors que l’État d’Israël moderne était encore loin d’être fondé. La lourdeur qui en résulte fait, paradoxalement, partie de l'honnêteté du livre.

Qu'est-ce qui fait Flèche et chaînes remarquable est à quel point il semble toujours actuel. La lutte pour la terre et le travail, la crise éthique du renouveau aux dépens d’autrui, l’oscillation entre l’espoir et le désespoir – tout cela ressemble moins à une histoire lointaine qu’à un miroir. Le livre refuse la consolation facile selon laquelle la rédemption peut être pure. Au lieu de cela, il insiste sur ses lecteurs : aucun sol n’est exempt de dettes, aucune vision n’est à l’abri d’une fracture.

Pour les lecteurs juifs d’aujourd’hui, cette traduction est un cadeau. Il rétablit une voix perdue du modernisme yiddish et nous pose une question cruciale : un rêve de justice peut-il survivre lorsque son fondement est contesté dès le départ ? Flèche et chaînes ne règle pas la question, mais cela nous oblige à vivre avec. Et c’est peut-être là le service le plus profond qu’un roman puisse offrir.

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