Cette année marque le 70ème anniversaire du début de ce qu'on appelle la guerre sans nomou la guerre sans nom : la guerre d’indépendance de l’Algérie contre la France. C’est le 1er novembre 1954 que le principal mouvement nationaliste, le Front de libération nationale (FLN), attaqua plusieurs cibles militaires et civiles françaises — l’étincelle d’un conflit qui consuma colonisés et colonisateurs dans une frénésie d’actions militaires et de raids de guérilla, de répression impitoyable et de représailles inévitables, d’actes de terrorisme horribles contre les civils des deux côtés qui ne prirent fin qu’avec les accords de paix d’Evian en 1962.
Mais bien que la guerre ait pris fin, les questions éthiques qu'elle a soulevées persistent. La plus urgente de ces questions est, littéralement, la question — l’expression utilisée par les Français pour parler de l’indicible : la torture. En 1957 et lors de la bataille d’Alger — recréée par Gillo Pontecorvo dans son documentaire emblématique du même nom —, la pratique de la torture par l’armée française, qui comprenait des coups physiques, le waterboarding et les décharges électriques, était devenue monnaie courante. Pourtant, en même temps, c’était une pratique dont les responsables politiques et militaires, pleinement conscients de son utilisation généralisée, n’osaient pas prononcer le nom.
En 1958, le mur du silence, qui commençait déjà à s'effondrer, s'effondre avec la publication de La Question. Il a été écrit dans une cellule de prison à Alger par Henri Alleg, descendant de Juifs russes qui avaient émigré d'abord en Angleterre, puis en France. Alleg, rédacteur en chef d'un journal indépendant d'Alger qui, en raison de ses reportages sur les atrocités françaises, a été fermé en 1955, s'est caché, mais a finalement été attrapé et emprisonné par les parasla division parachutiste redoutée la plus étroitement associée à la questionAprès avoir été soumis à la torture pendant plusieurs semaines, Alleg est resté en prison pendant trois ans, jusqu'à son évasion en 1961.
Peu après sa publication, le livre d'Alleg fut interdit par le gouvernement français. Ce geste fut historique : La Question fut le premier livre à être interdit par un gouvernement républicain en France depuis le 18ème FrançaisCela n’a pas été possible non plus : plus de 60 000 exemplaires du livre avaient déjà été vendus. Au moment où le livre a été interdit, il était clair que le gouvernement soutenait les hors-la-loi en Algérie. Jusque-là, le public français pouvait prétendre que son gouvernement ne commettait pas l’irréparable en Algérie. Mais cela n’était plus possible après le récit sans détour d’Alleg de ce qui arrive quand on est soumis au waterboarding (malgré moi, tous les muscles de mon corps ont lutté en vain pour me sauver de l’étouffement) ou quand on est secoué par un fil électrique coincé dans la gorge (j’avais l’impression que mes yeux étaient arrachés de leurs orbites, comme poussés de l’intérieur).
La dissonance cognitive sur ce sujet était particulièrement prononcée en France. Moins de deux décennies s'étaient écoulées depuis que les Allemands avaient pratiqué bon nombre des mêmes méthodes de torture sur des membres présumés de la Résistance française. Rappelant le travail des tortionnaires de la Gestapo pendant l'Occupation, Jean-Paul Sartre écrivait dans son journal Les Temps Modernes« Les Français hurlaient de douleur et d’agonie : toute la France pouvait les entendre. À cette époque, l’issue de la guerre était incertaine et l’avenir impensable, mais une chose semblait impossible en toutes circonstances : qu’un jour des hommes soient obligés de crier par ceux qui agissent en notre nom. » Mais l’impossible s’est avéré tout à fait possible, observe Sartre. Pire encore, la France était jusqu’alors « presque aussi muette que pendant l’Occupation, mais au moins avait-elle l’excuse d’être bâillonnée. »
Grâce à l’Algérie, conclut Sartre, les Français ont découvert « une terrible vérité : si rien ne peut protéger une nation contre elle-même, ni ses traditions, ni ses loyautés, ni ses lois, et si quinze ans suffisent à transformer des victimes en bourreaux, alors son comportement n’est qu’une question d’opportunité et d’occasion. N’importe qui, à n’importe quel moment, peut se trouver indifféremment victime ou bourreau. »
Il y a vingt ans, les Américains avaient fait la même découverte sordide à Abou Ghraib et à Guantanamo, où soldats et civils avaient soumis des prisonniers à des formes de punition similaires faisant office d'interrogatoires. (Il est intéressant de noter que le Pentagone avait organisé une projection du film de Pontecorvo à l'été 2003, apparemment pour illustrer les approches de la contre-insurrection, et il continue d'être projeté dans les académies militaires.) Et maintenant, il semble que ce soit au tour d'Israël, dont les citoyens sont confrontés à une série de récits écœurants sur ce qui est fait en leur nom.
Depuis les premières semaines de la réponse militaire israélienne à l’attaque horrible du Hamas, des histoires d’arrestations massives et de mauvais traitements infligés à des suspects palestiniens ont commencé à apparaître. Dès novembre 2023, Amnesty International a sonné l’alarme sur les cas de « torture et de traitements dégradants » infligés aux plus de 2 000 Palestiniens placés en détention. Mais comme le souligne Tal Steiner, directeur du Comité public contre la torture, « il a été particulièrement difficile d’intéresser le public, en particulier pour une vision du monde selon laquelle même lorsque le sang bout et que la réalité est insupportable, il faut garder son humanité – et Israël ne doit pas descendre au niveau moral du Hamas dans ses relations avec les personnes sous son contrôle absolu. »
Ce n'est qu'en avril dernier, quand Haaretz La lettre d’un médecin israélien travaillant à l’hôpital de campagne/camp de détention de Sde Teiman a révélé la terrible vérité. Depuis octobre, cet hôpital sert de centre de triage pour des centaines de Palestiniens soupçonnés d’appartenir au Hamas ou d’avoir commis des actes de terrorisme. Dans la lettre, le médecin décrit les amputations pratiquées sur des prisonniers dont les jambes sont gangrenées par les chaînes. Il s’agit d’un « événement de routine », a-t-il ajouté, où tous les prisonniers sont toujours enchaînés aux poignets et aux chevilles. Depuis le tout début, a-t-il averti, « j’ai été confronté à de graves dilemmes éthiques. Plus que cela, j’écris [this letter] pour vous avertir que le fonctionnement des installations ne respecte aucun article parmi ceux traitant de la santé dans la loi sur l'incarcération des combattants illégaux.
Certains de ces prisonniers ont depuis été libérés, et d’autres ont été réaffectés dans d’autres prisons. Mais rien ne prouve que les abus aient cessé. La semaine dernière, Volker Türk, le Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, a publié un rapport. Dans ce document, M. Türk fait référence à des témoignages de prisonniers décrivant comment ils ont été soumis à la torture par l’eau ou à des décharges électriques, suspendus au plafond par les pieds ou brûlés par des cigarettes – autant de formes de torture que M. Alleg connaît bien – ainsi que privés de nourriture, d’eau et de sommeil. « Les témoignages recueillis par mon bureau et par d’autres entités », conclut-il, « font état d’une série d’actes effroyables… en violation flagrante du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. » Il faut ajouter que M. Türk a également souligné les « conditions effroyables » des otages israéliens à Gaza, ainsi que les nombreux rapports de violences sexuelles contre les femmes retenues en captivité.
La semaine dernière, la police militaire israélienne a effectué une descente à Sde Teiman, avec des mandats d’arrêt contre neuf réservistes soupçonnés de « sodomie aggravée » – un viol, en clair – sur un prisonnier palestinien. Cette arrestation a conduit à l’assaut du commissariat par un important groupe d’Israéliens d’extrême droite, dont des membres de la Knesset et des ministres du gouvernement, qui ont exigé la libération des soldats « héroïques » qui avaient été arrêtés. Par la suite, un membre de la Knesset de droite a promis d’organiser une audience non pas sur les participants à l’émeute, mais sur ceux qui ont ordonné les arrestations.
C'est une situation que même Sartre, l'auteur du roman cauchemardesque Nausée et Sans issuepouvait difficilement imaginer que les citoyens d’un État démocratique qui reconnaissent l’état de réalité et acceptent l’État de droit soient bâillonnés par un autre type d’occupant : le mouvement radical des colons qui exige l’annexion des territoires occupés et nie, au mieux, la réalité, selon les mots du ministre des Finances Bezalel Smotrich, qu’il existe un « peuple palestinien ». Et, au pire, ces mêmes Israéliens fanatiques nient, comme l’a fait leur mentor idéologique Meir Kahane, l’humanité même de ce même peuple.
Les rapports de torture vont enfin mettre un terme à l’illusion que certains d’entre nous nourrissaient encore – à savoir que le peuple juif, victime d’un des plus grands exemples d’inhumanité de l’histoire, était en quelque sorte immunisé contre le fait de traiter les autres êtres humains comme des moins qu’humains. Alors que la botte d’un tortionnaire reposait sur sa tête, un Alleg meurtri l’a averti que le monde saurait comment il était mort. Lorsque le tortionnaire a bégayé « Non, personne ne saura rien », Alleg a répondu : « Oui, tout le monde le sait toujours. » Dans la lumière sombre projetée par Sde Teiman, tout le monde, y compris les Juifs, sait pourquoi nous devons résister à ce dont nous sommes tous trop capables.