Il y a un peu plus d’un demi-siècle, le projet d’Hannah Arendt Entre passé et futur a été publié aux États-Unis. Les six essais du livre, a expliqué Arendt, étaient « des exercices sur la façon de penser ». Il ne pourrait y avoir de tâche plus vitale à une époque, a-t-elle écrit, où nous nous retrouvons coincés dans un « fossé entre le passé et le futur » – un fossé où le passé offre peu d’orientation et où l’avenir offre peu d’espoir.
Alors qu’Israël poursuit ses efforts brutaux et futiles pour détruire le Hamas – un effort qui a tué plus de 22 000 Palestiniens – le monde se retrouve encore plus profondément coincé dans ce fossé. Si Arendt était en vie aujourd’hui, elle reviendrait probablement à sa principale préoccupation du livre : la fragilité de la vérité à une époque où les politiciens mentent aussi naturellement qu’ils respirent.
Par « vérité », ce qu’Arendt entendait n’était pas la vérité rationnelle – du genre que l’on trouve en mathématiques ou en logique – mais plutôt la vérité factuelle. Ce type de vérité repose sur des événements que nous vivons avec d’autres personnes, construits sur le témoignage de témoins, et « n’existe que dans la mesure où on en parle, même si cela se produit dans le domaine de la vie privée ». Alors que les vérités rationnelles, du moins en principe, peuvent toujours être redécouvertes si elles sont oubliées ou effacées, ce n’est pas le cas de la vérité factuelle : une fois que nous avons appuyé sur le bouton Supprimer, il n’est plus possible de revenir en arrière.
La vérité factuelle, a prévenu Arendt, ne s’oppose pas à l’opinion ; au lieu de cela, il informe avis. Daniel Patrick Moynihan, pour qui Arendt était « cette femme merveilleuse », lui a fait écho lorsqu’il a déclaré en plaisantant : « Chacun a droit à ses propres opinions, mais pas à ses propres faits. » Ce qu’il voulait dire (du moins à mon avis), c’est que les opinions sont pires qu’inutiles sans un fondement commun de faits. En bref, la vérité factuelle est stupide ; ni une interprétation ni une explication, c’est simplement un marqueur de ce qui a été fait et ne peut être défait, « le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous ».
Mais ce sol tremble et le ciel s’assombrit à cause du véritable contraire des vérités factuelles, à savoir les mensonges. Dans son exemple préféré pour montrer l’entêtement stupide des vérités factuelles, Arendt cite Georges Clemenceau, Premier ministre français pendant la Première Guerre mondiale. Lorsqu’on lui a demandé comment les historiens répondraient à la question de la culpabilité de guerre, il a répondu : « Cela, je ne le sais pas. Mais je suis sûr qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne.» Pourtant, ceux qui, comme Arendt, partageaient l’expérience de vivre à une époque de totalitarisme – ou qui avaient lu des histoires de cette époque – savaient que Clemenceau avait tort : les dirigeants politiques pouvaient remplacer et ont effectivement remplacé les vérités factuelles par des mensonges purs et simples.
![](https://www.lalettresepharade.fr/wp-content/uploads/2024/01/Dans-sa-quete-de-verite-Hannah-Arendt-aurait-reconnu-les.jpg)
Tout cela nous ramène à notre époque d’idéologies totalitaires curieuses, motivées par l’ethno-nationalisme ou le populisme confessionnel, qui représentent une menace aussi grande pour l’existence de la vérité factuelle que les anciennes idéologies du totalitarisme nazi et soviétique. Ce qui est en jeu va bien au-delà des mensonges occasionnels ou tactiques d’un politicien. Au lieu de cela, a observé Arendt, le grand danger survient lorsqu’une communauté ou un parti tout entier se lance dans un « mensonge organisé sur des principes, et pas seulement sur des détails ».
Nous observons ce phénomène aussi bien aux États-Unis de Donald Trump qu’en Russie de Vladimir Poutine. Mais nous le voyons aussi dans l’Israël de Benjamin Netanyahu, un homme politique qui a toujours eu un rapport contradictoire à la vérité factuelle. Beaucoup de ses mensonges étaient, et restent, égoïstes, utilisés pour le propulser et le maintenir au pouvoir. Ces mensonges, fréquents et familiers, vont de son affirmation de 2015 selon laquelle le Grand Mufti de Jérusalem avait persuadé Hitler d’éradiquer la communauté juive européenne à son affirmation de 2021 selon laquelle la police et le procureur général avaient « assemblé des dossiers » dans un putsch conspirateur visant à le destituer de ses fonctions.
Mais après le massacre de plus de 1 200 Israéliens par le Hamas le 7 octobre, la plupart des Israéliens en sont venus à considérer même le vœu répété de Netanyahu selon lequel, sous sa direction, Israël ne serait plus jamais surpris par une attaque terroriste comme un simple mensonge parmi d’autres. : « C’est ce que l’État d’Israël attend de moi, et c’est ce que je ferai », a déclaré Netanyahu.
Bien entendu, l’État d’Israël s’attend désormais à ce que Netanyahu démissionne en disgrâce. Mais son refus de le faire a alimenté un mensonge plus radical et plus menaçant, brandi par le bloc kahaniste auquel Netanyahu s’accroche pour sa survie politique. Ils exploitent désormais le massacre des Israéliens tout en conduisant le massacre des Palestiniens pour mettre en œuvre leurs tromperies suprémacistes et annexionnistes sur la base « historique » d’un Grand Israël. (Le fait qu’ils croient que ces mensonges sont vrais, nous rappelle Arendt, ne les rend pas vrais.)
Le plus horrible est le mensonge, adopté par d’innombrables Juifs dont le passé a été marqué par des pogroms et des génocides, selon lequel les Palestiniens doivent soit payer pour les crimes du Hamas, soit être des animaux humains qui ne méritent pas mieux. Ou, ce qui n’est guère mieux, le mensonge que beaucoup d’autres vivent lorsqu’ils tentent désespérément de ne pas exercer leur pensée.
Dans son livre, Arendt cite le vieil adage latin Fiat iustitia, et pereat mundus: « Que la justice soit rendue même si le monde périt. » Mais est-il vrai, demande-t-elle, qu’un monde sans justice serait un monde dans lequel nous ne pourrions pas vivre ? Après tout, l’impératif de l’existence l’emporte non seulement sur la justice, mais sur toute autre valeur ou idéal. Sauf une, c’est : la vérité. Comme elle l’écrit : « Aucune permanence, aucune persévérance dans l’existence ne peut même être conçue sans que les hommes soient disposés à témoigner de ce qui est et leur apparaît parce qu’il est. » Cela reste la tâche de tous ceux qui refusent de détourner les yeux du sort horrible des Palestiniens et des mensonges déchirants du gouvernement israélien.