Le dimanche, tandis que les Américains descendent dans les stades pour soutenir leurs équipes, les Français descendent plutôt dans la rue pour soutenir leurs causes. Une généralisation grossière, bien sûr : la manif – court pour la manifestation ou marche de protestation – n’est pas, comme on le dit souvent en plaisantant, le sport national de la France. Mais il s’agit d’un rituel national qui, remontant à 1789, incarne les principes éclairés et égalitaires qui ont donné naissance à la Révolution (et plusieurs révolutions ultérieures) et à la République (et, oui, plusieurs républiques ultérieures).
Dimanche dernier, le rituel a de nouveau été célébré dans plusieurs villes de France. Il s’agissait d’une protestation qui ne visait ni un gouvernement ni une institution, mais plutôt une idéologie : l’antisémitisme. Répondant à un appel des dirigeants des deux pouvoirs législatifs français, l’Assemblée nationale et le Sénat, plus de 100 000 personnes ont participé à une marche de protestation à Paris contre l’antisémitisme, tandis que des dizaines de milliers d’autres ont défilé dans plusieurs autres villes.
Les raisons de cette marche étaient pressantes. Plus de 1 500 actes antisémites, allant des graffitis aux agressions physiques, ont eu lieu en France depuis le massacre du Hamas le mois dernier. Comme on pouvait s’y attendre, le rythme de ces actes s’est accéléré depuis que l’armée israélienne a lancé son invasion de Gaza. Ce que peu de gens auraient prédit en 2022, c’est que le nombre total d’actes de ce type cette année-là serait plus que triplé en seulement quatre semaines cette année.
Si des augmentations similaires ont eu lieu partout en Europe, cette hausse fulgurante est particulièrement alarmante en France. Le pays abrite les plus grandes populations juives et musulmanes d’Europe. (Bien que les chiffres réels ne soient pas connus – le gouvernement, informé par ses valeurs républicaines, n’identifie pas les citoyens par religion ou origine ethnique – environ un demi-million de Juifs et plus de 3 millions de musulmans vivent en France.)
Les relations de la France avec les deux communautés sont, pour le moins, compliquées. Ces complications proviennent en partie du rôle de la France en tant que puissance coloniale en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants dont les parents ou grands-parents ont été colonisés par les Français sont eux-mêmes citoyens français. Inévitablement, cet héritage culturel, politique et social complexe a apporté de grands avantages mais aussi de grands fardeaux, ces derniers étant illustrés par le désespoir et le délabrement des banlieues où vivent nombre de ces citoyens.
L’histoire récente de la France est tout aussi troublante pour les Juifs français. Il n’y a pas seulement le rôle de la France, incarné par Vichy, dans la solution finale, mais aussi le rôle influent de la nation dans l’invention de l’antisémitisme comme l’une des idéologies les plus meurtrières de l’ère moderne. De la fin du XIXème siècle et best-seller d’Édouard Drumont La France juive à travers la législation antisémite de Vichy et celle de Louis-Ferdinand Céline Bagatelles pour un massacre (inutile d’identifier ceux qui allaient être massacrés) à Jean-Marie Le Pen, fondateur du Front national néo-fasciste et historien amateur qui a toujours insisté sur le fait que la Solution finale était un « détail de l’histoire », la France a longtemps été un source de fantasmes antisémites et d’alarmisme.
En effet, les détails gênants sur les origines du Front National ont rendu la marche de dimanche pas comme les autres. Comparée à la plupart des manifestations, qui sont soit festives, soit fougueuses, parsemées de banderoles et de pancartes et résonnant de chants ou de chansons, la marche de dimanche, enveloppée principalement dans le silence, ressemblait à une représentation de kabuki. Il était dirigé par la Première ministre centriste Élisabeth Bourne, flanquée de deux anciens présidents, le conservateur Nicolas Sarkozy et le socialiste François Hollande. Non loin derrière se trouvaient les dirigeants des principaux partis politiques, des communistes aux conservateurs, arborant pour la plupart l’écharpe bleue, blanche et rouge de la République française.
Ici, cependant, sont entrés quelques nouveaux riffs sur l’histoire de l’antisémitisme. Tout d’abord, Marine Le Pen, la fille de Jean-Marie Le Pen, a tenu à se joindre à la manifestation. Après avoir hérité du Front national de son père il y a plus de dix ans, elle l’a rebaptisé Rassemblement national et a cherché à le rendre respectable en exorcisant son passé néo-nazi et antisémite. Les efforts de Le Pen ont été couronnés de succès lors de la plupart des élections législatives, qui ont transformé le mouvement marginal de son père en le plus grand parti d’opposition à l’Assemblée nationale.
Mais peu importe à quel point Hulk s’habille de manière respectable, son véritable caractère éclatera tôt ou tard, fendant les coutures de ses vêtements et mettant en danger toute personne se trouvant à proximité. Peu avant la manifestation, Jordan Bardella, numéro deux de Le Pen, a insisté dans une interview sur le fait que l’aîné de Le Pen n’était pas antisémite, même si l’Holocauste étant un « détail de l’histoire » était une tournure de phrase malheureuse. Il en allait de même pour son affirmation antérieure selon laquelle les Juifs français pouvaient compter sur le RN comme leur « bouclier » contre les antisémites – une expression autrefois utilisée par les apologistes de Vichy pour décrire son rôle dans la protection des Français contre les nazis. Les phrases maladroites de Bardella n’ont fait que renforcer la décision des autres partis de former un « front républicain » — c’est-à-dire une barrière sanitaire — contre le RN en refusant de défiler dans ses environs.
Cela aurait été une tâche difficile même sans un tel front, puisque Le Pen et Bardella, portant des manteaux noirs et un sourire sombre alors qu’ils marchaient côte à côte, étaient encerclés par un escadron des forces de sécurité du parti. Malgré l’accueil hostile des autres partis, Le Pen ne s’est pas laissé décourager. Lorsqu’un journaliste lui a demandé si elle avait des doutes sur sa décision de marcher, Le Pen a répondu fermement : « Nous sommes exactement là où nous devrions être. »
On pourrait en conclure que la décision de Le Pen était moins motivée par des convictions morales que par des calculs politiques. Mais que faut-il conclure du chef d’un autre grand parti politique qui avait déjà décidé, quelques jours auparavant, que lui et son parti devraient pas être à la marche ? Jean-Luc Mélenchon, fondateur du parti d’extrême gauche La France insoumise (« France rebelle »), a déclaré que son parti n’y participerait pas. Au lieu de cela, ils organiseraient une manifestation parallèle pour marquer le 85e anniversaire de la rafle et de la déportation des Juifs à Paris par la police et les représentants du gouvernement français. (Plusieurs membres de LFI, dirigés par le remarquable cinéaste devenu homme politique François Ruffin, étaient en désaccord avec la ligne du parti et ont participé à une marche similaire à Strasbourg.)
Non seulement la décision de Mélenchon a provoqué une nouvelle secousse dans la coalition de gauche déjà fragile qu’il avait bâtie après les élections législatives de l’année dernière, mais elle a également provoqué une secousse considérable dans une communauté juive française encore plus fragilisée. Lorsqu’il s’agit d’Israël, le langage utilisé par Mélenchon – décrit par les médias comme un « tison » plus souvent qu’Homère ne décrit Achille comme un « aux pieds légers » – a souvent été perçu comme de l’antisémitisme se faisant passer pour de l’antisionisme. Ses remarques depuis le 7 octobre n’ont guère contredit cette impression.
Peu après que les organisateurs ont annoncé le projet de manifestation, Mélenchon l’avait dénoncé comme un tour de passe-passe. L’antisémitisme, a-t-il affirmé, n’était qu’un « prétexte » pour la marche. La véritable raison, a-t-il insisté, était de servir de « rendez-vous à ceux qui soutiennent inconditionnellement le massacre des Palestiniens ». Sa justification ultérieure pour éviter la manifestation : qu’il n’était « pas pratique de marcher aux côtés d’un parti nazi ».
Par « parti nazi », Mélenchon entendait bien entendu le Rassemblement national. Assez juste, peut-être. Mais son affirmation selon laquelle la marche a rassemblé tous ceux qui étaient déterminés à massacrer les Palestiniens est, encore une fois, loin d’être juste. Pourtant, il révèle à quel point la politique et la société françaises ont changé depuis 1990, lorsque la profanation du cimetière de Carpentras, dans le sud du pays, a rallié toute une nation, y compris son président, François Mitterrand, à exprimer son indignation en descendant sur les boulevards. Plus de trois décennies plus tard, la France est exactement là où elle ne devrait pas être.