Bien qu'il soit proche des antisémites, cette star de cinéma a confronté la complicité de son pays dans l'Holocauste. Un message de notre PDG et éditrice Rachel Fishman Feddersen

Bien qu'Alain Delon ait 88 ans et qu'il soit en mauvaise santé depuis des années, sa mort dimanche a néanmoins été un choc. On ne s'attend jamais à la mort d'un monstre sacré — l'épithète appliquée à Delon par d'innombrables médias — mais il est mort, pas sous une pluie de balles de police comme dans Le Samouraïmais plutôt au lit dans sa vaste propriété de campagne au sud de Paris.

Monstre sacréPeu de personnalités publiques méritaient mieux ce surnom. La beauté déconcertante de Delon était monstrueuse – au sens originel du terme, quelque chose de prodigieux ou de divin – tout comme sa présence à l’écran. (Cela était particulièrement impressionnant lorsque Delon était silencieux. L’écrivain François Mauriac a fait remarquer, avec amertume, que Delon « ne parle jamais aussi bien que lorsqu’il se tait ».

Dès le moment où il est devenu une star en Midi violet—l'adaptation de 1959 du roman de Patricia Highsmith Le talentueux M. Ripley – à travers Le Samouraï et Le léopard à son dernier rôle à l'écran en 2008 dans Astérix aux Jeux Olympiques — où il incarnait, qui d'autre, Jules César — ​​Delon était le plus captivant des monstres sacrés de France.

Mais pour être qualifié de monstre sacré, il faut aussi avoir une deuxième qualité : être à la fois la source et l’objet de controverses qui font tomber le mur entre la vie publique et la vie privée. Un exemple récent et sordide est celui de l’acteur Gérard Depardieu, un autre monstre sacré qui a été traduit en justice pour de multiples accusations d'agression sexuelle, mais qui est également salué par le président Emmanuel Macron comme « la fierté de la France ».

Delon a longtemps été la cible de controverses. Comme de nombreuses nécrologies l'ont rappelé aux lecteurs, il s'est livré à des comportements suspects et parfois sordides. Il y avait, notamment, sa faiblesse à fréquenter les types de la pègre qui finissaient soit en prison, soit dans le caniveau. Parfois, les frontières entre ses films et sa vie étaient floues. Par exemple, les recettes du box-office du jour de la sortie de Le clan sicilienle film policier avec Delon, Jean Gabin et Lino Ventura, a été suralimenté par le scandale du meurtre, jamais résolu, de Stevan Markovic, qui avait travaillé comme garde du corps de Delon.

De plus, dans sa jeunesse, Delon a également eu des démêlés avec la justice. Alors qu’il servait dans la marine française en Indochine au début des années 1950, il fut arrêté pour avoir volé une jeep et l’avoir rapidement conduite dans un fossé. Une rencontre plus durable pour Delon que celle avec la police militaire fut celle avec Jean-Marie Le Pen. Ce dernier servait alors comme parachutiste en Indochine, mais il arriva trop tard pour participer à l’action ; le gouvernement français du Premier ministre Pierre Mendès-France, au lendemain de la défaite humiliante de Dien Bien Phu, retirait déjà ses troupes de son ex-colonie. Si Delon fut finalement démobilisé, Le Pen participa à l’action quelques années plus tard en Algérie française. Certaines de ces actions, comme le montre le récent livre de l’historien Fabrice Riceputi sur Le Pen et la torture, allèrent au-delà du sordide.

Mais cela nous amène à la troisième qualité du monstre sacré, du moins dans le cas de Delon. Ni les actes antérieurs ni les paroles ultérieures prononcées par Le Pen alors qu'il était le chef du Front national d'extrême droite – paroles qui, à peine codées, exprimaient ses convictions racistes et antisémites – n'ont empêché Delon de devenir et de rester ONU bon ami. Dans Paris Match Dans une interview en 1984, Delon expliquait qu’il connaissait Le Pen depuis de nombreuses années et qu’il pensait qu’on le craignait car « c’est le seul homme politique qui soit sincère. Il dit tout haut ce que beaucoup de gens se disent à eux-mêmes ».

En 1987, année où Le Pen qualifie la Shoah de « détail de l’Histoire », Delon refuse toujours de dénoncer son ami. Dans une interview télévisée largement suivie, il insiste sur le fait qu’il a « des points d’accord et de désaccord avec Jean-Marie Le Pen. C’est un ami de longue date dont j’apprécie la compagnie. Point final. »

Il n'est donc pas surprenant que parmi les premières personnalités politiques à se précipiter sur les réseaux sociaux pour s'exprimer sur la mort de Delon, se trouve Marine Le Pen, la fille de Marine Le Pen, actuelle cheffe du parti de son père (rebaptisé Rassemblement national), qui a tweeté : « C'est une petite partie de la France que nous aimons qui meurt avec lui. » Finissant à la deuxième place, Marian Maréchal, la nièce de Marine Le Pen qui représente un autre parti d'extrême droite, Reconquête ! d'Éric Zemmour, a loué le « regard glacial » de l'acteur. Quant au patriarche du clan Le Pen, âgé de 96 ans, sa santé défaillante et sa lucidité déclinante semblent avoir empêché tout commentaire public.

Pourtant, Delon n'a jamais rallié les campagnes présidentielles de Le Pen ; se décrivant lui-même comme un gaulliste, il a toujours voté pour les candidats conservateurs. Plus révélateur encore, Delon a été la vedette et, pour la première fois de sa carrière, le producteur d'un de ses films les plus remarquables, Monsieur KleinLe film, réalisé par l’Américain Joseph Losey et sorti en 1976, est centré sur un certain Robert Klein, un marchand d’art sans cœur qui extorque de grosses sommes d’argent à des juifs français désespérés qui, tentant de fuir Paris occupé par les nazis, visitent son appartement avec leurs biens les plus précieux. Pour ces visiteurs, l’affaire est littéralement existentielle ; pour Klein, elle est purement transactionnelle. Lorsqu’un client, choqué par la somme dérisoire que Klein propose pour un objet de famille, lâche : « C’est facile pour vous, quand un homme est obligé de vendre », Klein répond avec des mots aussi soyeux que le peignoir qu’il porte : « Mais je ne suis pas obligé d’acheter. Je ne suis pas un collectionneur. Pour moi, c’est juste un travail. »

Mais Klein apprend vite que la traque des Juifs français et étrangers est aussi une affaire de police de Vichy. Lorsque l'identité de Klein est confondue avec celle d'un autre Robert Klein, qui se trouve être juif, il se retrouve pris dans les rouages ​​impitoyables et presque kafkaïens de la bureaucratie de Vichy. Comme c'est le cas de Joseph K. dans Le ProcèsLes efforts de Klein pour se disculper de son crime d'être juif ne font que renforcer l'accusation. Pris dans la rafle des Juifs de Vichy à l'été 1942, Klein est poussé dans un wagon à bestiaux à destination d'Auschwitz et découvre qu'une de ses victimes est le client qui avait protesté contre le prix que Klein avait offert pour son tableau.

En 1976, lorsque le film est sorti, il était plus qu'une tâche de démontrer que la Solution finale en France nécessitait l'aide active des autorités françaises. Jusqu'en 1981, les gouvernements français successifs avaient interdit le documentaire impitoyable de Marcel Ophuls sur Vichy, réalisé en 1969. La tristesse et la pitiétandis que le récit iconoclaste de l'historien américain Robert Paxton sur la collaboration de Vichy avec l'Allemagne nazie, La France de Vichy : la vieille garde et le nouvel ordreétait encore largement radioactive en France trois ans après la parution de la traduction française en 1973.

Ce n'est qu'en 1995 que le président Jacques Chirac, le 53rd Le 22 juillet 1948, à l’occasion de l’anniversaire de la rafle, Jacques Chirac a affirmé publiquement que la France, « patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, a commis ce jour-là l’irréparable. Manquant à sa parole, elle a livré à leurs bourreaux ceux qui étaient sous sa protection ». Quant aux victimes, Chirac a conclu : « Nous avons envers elles une dette éternelle ».

Delon fait une déclaration similaire dans son film. Dans une interview à l’époque, il reconnaissait que le sujet de la complicité dans la Solution finale « effrayait tout le monde ». Néanmoins, il continuait : « Je savais que je devais faire ce film. » Son coproducteur Norbert Saada a souligné que Delon avait sept ans en 1942. « Il savait ce qui se passait, les horreurs qui étaient commises. Rien de tout cela n’était nouveau pour lui lorsqu’il a lu le scénario pour la première fois. Il le savait déjà. » Bien avant beaucoup de ses compatriotes français, en particulier ceux de droite, Delon a agi en fonction de cette connaissance.

Dans une interview avec Michel Ciment, Losey a hésité à dire à quel point Delon s’identifiait au rôle de Klein, ne serait-ce que parce que ce dernier « n’est pas un type agréable, et je ne peux pas en dire autant d’Alain ». Néanmoins, Losey a ajouté que Klein « est un personnage très complexe, et Alain aussi. Chaque aspect de sa vie reflète une grande complexité, souvent contradictoire ». C’est peut-être ce qui fait vraiment un monstre sacré.

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