La suite de l’article sur Angel Pulido sera publiée dans le numéro suivant.
Le Salonicien Jacques José Abravanel qui vient de mourir ces jours derniers à Istanbul âgé de 87 ans, était un homme de forte culture et une personnalité fort attachante.
David Benbassat-Benby nous la retracera dans le prochain numéro de la «LS».
Esterina ballottée Lettre Sépharade: Viviez-vous, en 1917, Esterina, dans le quartier incendié ? Esterina : J’habitais déjà rue Tsimiski, face au kal d’Italia. J’allais à l’école dans la rue parallèle, au segundo molo. La rue Tsimiski et le kal d’Italia ont brûlé comme le reste .Mais notre maison avait déjà brûlé deux fois depuis ma naissance ! Les incendies étaient fréquents à Salonique dans ces constructions de bois . Nous, nous avons donc quitté la maison encore intacte, par précaution ; l’incendie n’at- teignait pas encore ce quartier, il était très loin. C’est pourquoi des oncles s’étaient réfugiés chez nous, parce qu’on avait l’impression d’être en dehors. Nous sommes partis, mon père, ma mère, mes frères et les gens réfugiés chez nous. Ma sœur, épouse Carasso, (la maman de Harry) avait mieux réagi que nous, enfilant plein d’affaires sur elle et empaquetant des colis, elle s’est éloignée sur une barque, le quai étant tout proche. Ma mère m’avait donné une boîte contenant des fourrures que je ne devais pas lâcher. Mon frère était avec moi. Passant devant la grande bibliothèque de l’Alliance, je voyais que l’on jetait des livres par la fenêtre : j’ai retenu cela. Tout à coup je me suis senti prise par deux bras et jetée dans un camion. Mon père et ma mère avaient disparu alors que je regardais en l’air les livres tomber, qui m’intéressaient. Mon frère Albert, de deux ans plus âgé que moi, et le colis, nous étions ensemble dans le camion, avec d’autres gens. J’avais douze/treize ans... Il faisait très chaud et on nous a emmenés loin de la ville, dans la campagne. On y a passé la nuit, assis par terre. Le matin, on nous a offert de la pastèque. Les réfugiés près de nous, voyant des enfants seuls nous proposaient de nous rapprocher. Non, non, non. Mon frère m’a alors dit de rester sur place alors qu’il descendrait en ville voir ce qui s’y passait et si la boutique de notre père, grossiste en spiritueux liquides alimentaires et produits coloniaux avait aussi brûlé ou non. Au bout de la matinée, je vois arriver mon frère disant que le magasin n’avait pas brûlé1 et qu’il voulait que nous allions à la maison de notre femme de ménage Béa, qui habitait non loin. Elle nous reçoit comme si nous étions tombés du ciel. Elle fait lever son mari pour nous offrir un peu de repos dans le lit et nous offre à manger. La recherche des parents Albert me dit ensuite que nous devions rechercher nos parents, vers le Champ de Mars par exemple où habitait la grand-mère Benuziglio, deuxième épouse de notre grand-père. |
Puis nous voyons arriver mes parents et deux de mes frères, sur une charrette. Le petit frère Raphaël, ramassé par un autre camion et emmené je ne sais où, nous rejoint aussi, grâce à Lazare Carasso, l’oncle de Harry, rencontré dans une rue. Un incendie providentiel ? LS : Avez vous un souvenir de ce que disaient les gens, de cet incendie, au moment même où il se terminait ? Esterina : On disait que les Allemands étaient tout près de la ville, occupant déjà Serrès et qu’il fallait qu’ils ne trouvent que de la terre brûlée s’ils entraient à Salonique. Il y avait énormément de militaires en ville avec Sarrail et des Français, des Italiens, des Anglais, des Hindous, des Sénégalais, des Annamites. J’étais une petite fille, et j’avais un peu peur de toute cette foule. LS : Un second discours était que la surpopulation induisait une pénurie d’eau, -mais cela, vous ne pouviez pas le savoir - et un troisième que l’incendie commençant un Shabbat, il fut très difficile de réunir un corps de pompiers3. Quoiqu’il en soit, bien des observateurs sont persuadés aujourd’hui que cet incendie a profité peut-être à l’armée française et certai- nement au gouvernement grec, heureux de se débarrasser d’une colonie juive encombrante4. Esterina : La cohabitation entre gens d’origine différente n’était pas difficile : nos voisins à Tsimiski étaient grecs par exemple et l’harmonie régnait généralement. Les garçons partaient peu à peu : mon frère Samuel nous avait déjà quittés pour l’Italie en 1916. Nous avons pu vivre pendant un an et demi à la campagne, dans une petite maison prêtée par la tante Léa, et j’allais à l’école proche, des bonnes sœurs françaises de Saint-Vincent où les filles juives étaient plus nombreuses que les autres. Avec ma famille, nous vivions à quatre beaucoup mieux que les autres gens, souvent obligés de dormir eux à cinq ou six par chambre. J’étais troublée par le fait que mes parents étaient mal à l’aise, mais je n’étais pas malheureuse, vivant avec mes cousines que je ne voyais auparavant presque jamais et allant à l’école. Mes frères allaient au lycée français, tout comme ma soeur Ida - mariée en 1917 - avait étudié à l’école anglaise dans sa jeunesse. |
Puis nous sommes partis vers Naples rejoindre Samuel. Avant l’incendie, j’allais à l’école Benardout après avoir été, toute petite, à l’école italienne. LS : Nous avons reçu un courrier du professeur Sami Varsano, présentement à Rome, qui parle des familles saloniciennes émigrées dès 1917 à Naples : les Benuziglio, Beraha, Ezratty, Gattegno et Haïm, et c’est un peu ce qui motive notre venue ici aujourd’hui. Esterina : Je les ai tous connus mais nous habitions très loin les uns des autres. Mon frère Enrico est parti, lui, pour Naples dès 1918. Si mon frère Raphaël est toujours resté à Naples, épousant une Benveniste de Salonique, l’épisode, pour moi n’a duré que sept ans. En 1926 je suis partie avec mon mari en Turquie, à Mersin près d’Adana, où ma fille Anna est née. Mon mari y a mené une entreprise de décorticage de coton durant quatre ans. Un incendie nous a chassés de là aussi où pourtant la vie nous souriait. Puis, nous sommes venus en France où résidait toute la famille de mon mari, et à Paris justement, alors que la profession textile nous orientait plutôt vers Lille. La Benuziglio dont vous me citez le nom est la “grand-mère “ dont je vous ai parlé. Et les Beraha sont mes oncles et cousins, actuellement en Australie. Les Saporta (parents de ma belle-soeur) étaient avec nous. Et j’ai aussi connu les Modiano dont vous parlez, y compris le docteur. LS : Est-ce le même qui a soigné toutes nos familles vers 1935 dans ce quartier où nous sommes ? Esterina : Il nous a aussi soignés mais je ne peux pas dire si c’est le même. LS : Celui de Paris se prénommait Vidal, et non Moshé. Esterina : J’ai en effet connu moi-même deux “docteur Modiano”. Duquel de ces deux “Modiano” le jour- naliste Bernard Guetta est-il le descendant? J’ai aussi connu Esther Bivash à Naples, des Ezratty à l’école (Alice, présentement en Argentine). Plus tard j’ai rencontré à Paris la mère Ezratty, beaucoup plus âgée que moi, qui doit être morte maintenant.
Entretien recueilli par Mireille Mazoyer et Jean Carasso, à Paris le 3 Octobre 1993. |