Nous recevons de Rosa Joseph de Paris un document tout à fait remarquable et bouleversant. Il s’agit d’un livre de Marcel Nadjary: «Chronique» ,
publié à Thessalonique en 1991 en grec, avec traduction manuscrite en anglais.
Avant d’en exposer et commenter le
contenu, il est indispensable de le restituer dans son cadre historique et
chronologique. La jeunesse brisée Né à Salonique en 1917, Marcel N. étudie, s’intéresse au dessin et à la peinture, apprend à naviguer. Il vit rue d’Italie, travaille avec son père, négociant en produits alimentaires. Il effectue son service militaire en 1937, fait la guerre de 1940 sur le front d’Albanie, puis est démobilisé. En 1942, il est contraint par les Allemands aux travaux forcés, avec 1500 autres Juifs. Au printemps 1943, ses parents et sa sœur sont déportés depuis Salonique. Evadé vers Athènes, il est dénoncé par une Française comme «sioniste et passeur vers la Palestine». Il est emprisonné par les Allemands, torturé, martyrisé et finalement, s’avouant juif, il est déporté comme tel d’Athènes - où les Allemands ont succédé aux Italiens - dans le convoi du 2 avril 1944, avec 1900 personnes d’Athènes et nombre de Saloniciens qui s’étaient réfugiés là, ainsi qu’avec les porteurs de passeports italiens espagnols et portugais, en principe «protégés». Le même convoi se grossira des Juifs de Larissa et Chalkis, de 600 de Thessalie et 1800 de Janina, puis encore, embarqués au passage à Salonique, de 900 de Macédoine et Castoria. Arrivée à Auschwitz dans la nuit du 10 au 11 avril, sélection. Une partie des femmes, tous les enfants et les inaptes au travail sont envoyés à la mort à Birkenau, à l’autre extrémité du camp.
| Parlant avec quelques Polonais affectés aux mêmes tâches, M.N. comprend que les gens des commandos sont périodiquement gazés à leur tour et en masse pour éviter que quiconque puisse témoigner ultérieurement. M.N. ressent tout à la fois et contradic- toirement l’envie de mourir tout de suite (d’autres passent à l’acte) et de vivre pour témoigner. Il réussit à prendre des notes avec un crayon, décrivant son quotidien et son univers puis, constatant qu’en effet des équipes entières de compagnons du commando sont à leur tour envoyées à la mort, et certain de mourir lui-même bientôt («Vive mon pays, la Grèce libérée» écrit-il, ce qui date avec certitude son manuscrit.1), il signe lisiblement, introduit ses feuillets dans une bouteille thermos, celle-ci dans un sac de cuir, et enfouit le tout à quelques dizaines de mètres du crématoire où il travaille. Le livre écrit après sa libération inespérée raconte encore sa tâche dans les détails et donne le nom de ses camarades saloniciens les plus proches. M.N. nous dévoile qu’en juin 1944, à l’arrivée de leur convoi, les Juifs de Corfou furent désignés pour reconstituer un Sonderkommando éliminé. Après leur refus unanime, ils furent immédiatement exécutés. Il nous apprend aussi qu’en septembre 1944, l’officier de l’armée grecque Albert Errera, ses deux camarades Hugo Barouh Venezia et Erico Nehama-Capon réussirent à s’enfuir après avoir assommé des gardes allemands avec une pelle. Repris à l’extérieur, ils furent torturés et tués. La révolte Le 7 octobre 1944, après d’intenses conciliabules et sous la direction du chef polonais Kaminski, lequel y laissera sa vie, et de Rudolph Vrba - qui, survivant, révèlera le haut fait dans un texte publié2-, les membres du Sdk préposés font sauter le crématoire III avec de la dynamite troquée contre de l’or. Les autres crématoires ne sautent pas du fait d’une trahison in-extremis. Néanmoins, en novembre un seul crématoire reste en fonctionnement. La fin du récit porte sur les regroupements précipités lorsqu’il faut évacuer le camp à l’approche de l’armée soviétique, marchant, marchant sans fin, sans nourriture ni boisson vers Mauthausen, avec les 23 autres Saloniciens «oubliés» par la mort programmée et pourtant certaine. Bref, mieux nourris à Birkenau que les détenus ordinaires d’Auschwitz, et en meilleur état physique, M.N. et quelques Saloniciens s’en sortent, et témoignent. | M.N. ne pense plus à son manuscrit enfoui et, travaillant en 1947 à l’hôpital d’Athènes, ré-écrit de mémoire son expérience, pour lui, pour ses camarades morts, sans intention précise de publication. A tel point qu’en vingt-quatre ans de vie commune, son épouse Rosa n’a jamais entendu parler du manuscrit enfoui. Trente-six ans après En 1981, trente-six ans après les faits, et dix ans après la mort de Marcel, un visiteur du camp de Birkenau errant autour des ruines des crématoires remarque un morceau de sac de cuir affleurant, le déterre, trouve la bouteille et le manuscrit, porte l’ensemble au directeur du musée d’Auschwitz lequel, reconnaissant l’écriture grecque, langue qu’il ne pratique pas, fait parvenir le texte au traducteur officiel du ministère polonais des affaires étrangères, qui en assure la traduction et, par la même occasion permet de retrouver la trace de l’auteur à Athènes. En août 1947, M.N. épouse donc Rosica Saltiel, déportée avec mère et sœur, toutes survivantes, et qu’il avait connue à leur commune libération. (Voir «LS» 6 page 7) Après avoir travaillé dans la papeterie-imprimerie Hassid, de 1947 à 1951, Marcel, son épouse et leur fils Albert né en 1950 émigrent aux USA, où en 1957 naît leur fille Nelly. C’est là que Marcel meurt, en 1971, à 54 ans. La famille retourne régulièrement en Grèce en vacances, où deux femmes de grand mérite : Eleni Elegmitou et Eliza Benveniste la (persuadent de publier le texte afin de préserver la mémoire3. Préserver la mémoire, faire connaître aux plus jeunes, c’est ce à quoi, fidèles à notre vocation, nous participons nous-mêmes par le présent article, en francophonie et aux USA4. |