Cet ouvrage est consacré aux populations juives de cette
ville-frontière de Thrace orientale, “bastion avancé de la Grèce”.
La marche de l’histoire
L’auteur rappelle d’abord qu’à l’époque où y fut couronné l’empereur
usurpateur Jean VI Cantacuzène (qui régna de 1341 à 1354), il y existait déjà
une communauté juive vraisemblablement hellénophone. La ville voisine
d’Andrinople, ne manqua pas de subir le contrecoup des vagues de réfugiés
ashkénazes, puis séfarades, qui déferlèrent en Thrace dès la fin du XIVe
siècle. Il se forma alors une nouvelle communauté à dominante séfarade, qui
rebaptisa la ville Dimotica.
Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la ville subit une récession
économique, et les données manquent pour cette période.1 Au milieu du XIXe
siècle, époque de reprise économique, il y a 500 juifs environ, 628 en 1893, et
pratiquement 1100 selon une statistique de 1906. A l’orée du XXe siècle, la
communauté connut des jours de prospérité.2
Devenue depuis 1893 un nœud ferroviaire, la ville devint un centre
commercial actif dans le développement duquel l’élément juif joua un rôle
déterminant.
La synagogue qui n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, fut
construite à la fin du XIXe siècle, pour remplacer un bâtiment plus
modeste. Belle et imposante construction de style séfarade, elle fut abondonnée
après avoir été pillée par les Allemands, et se dégradant progressivement, fut
démolie en 1985. Parmi les rabbins, on cite Simon Azouz, qui resta en fonction
jusqu’en 1931, puis Alkabés, jusqu’en 1941.
Le tissu social et la vie économique
Au début du XXe siècle, la majorité de la population juive était
constituée de petits commerçants et artisans, de journaliers et hommes de peine
- à l’image de toutes les communautés de la diaspora. Toutefois il n’existait
pas de prolétariat comme à Salonique et Kavala, où fonctionnaient des
industries et des manufactures de tabac. Quelques familles avaient un statut
social plus élevé, grâce au commerce d’exportation de la soie.
Une famille se distingue particulièrement, les Tsivré, de surcroît
le groupe patriarcal le plus nombreux, ayant des racines très profondes en
Thrace - seul endroit où le nom apparaît. Ils jouaient souvent le premier rôle
dans l’administration de la communauté - ainsi Nissim et Eliezer Tsivré, père
et fils, administrèrent la communauté pendant près de 50 ans. Les Tsivré ont
payé un lourd tribut à l’Holocauste : au moins 150 personnes.
Peu avant la seconde guerre mondiale, on voit apparaître de nouveaux secteurs d’activités : optique, chapellerie, instruments de musique, magasins de mode, on assiste parallèlement à une élévation du niveau culturel.
| L’enseignementDans la seconde moitié du XIXe siècle, il se produit une émulation parmi les communautés de Thrace pour se doter d’un enseignement moderne. Dimotica franchit bientôt le pas et en 1890 sollicite l’aide de l’Alliance. En 1904, elle prend en charge le fonctionnement de l’école. Langue et culture françaises prédominaient, mais l’horaire incluait des cours d’hébreu, de religion, d’histoire, et bien sûr, de turc, qui fut supplanté ensuite par le bulgare et le grec, au hasard des occupations de la ville. En 1911 fut édifié un nouveau bâtiment, orgueil de la communauté. Au premier directeur J. Barishac allait succéder Moïse Franco, homme d’une culture et d’une efficacité exceptionnelles; il obtint de Paris des financements plus importants, se préoccupant de fournir nourriture et uniformes aux enfants pauvres, tout en les motivant à l’étude. Le nombre des élèves augmenta avec la qualité de l’enseignement : 56 élèves en 1886, 159 en 1903, 255 en 1915. Les filles fréquentent aussi l’école - fait remarquable dans une communauté orientale à cette époque. S’inscrivent aussi des élèves non-juifs. Certains élèves poursuivent ensuite des études supérieures. Durant la deuxième occupation bulgare (1915/1919) les autorités nomment des enseignants bulgares, dont certains étaient juifs. Ces derniers, sionistes actifs, mettent pour la première fois la communauté en contact avec le mouvement sioniste. En 1924, une crise éclatait avec l’Alliance, qui voyait d’un mauvais œil les responsables sionistes promouvoir l’enseignement de l’hébreu au détriment du français. Après le retour de la région à la Grèce, il y eut entre autre comme enseignant Elias Barzilaï, le futur grand rabbin d’Athènes. A partir de 1931, les écoles de l’Alliance, considérées comme nationales par l’état grec, purent continuer à fonctionner, mais durent cesser les cours de français et harmoniser leurs programmes avec les instructions officielles. Vie associativeLa communauté possédait toute la gamme des associations charitables philanthropiques, culturelles, et diverses confréries, masculines ou féminines. Elle se voyait par ailleurs comme une sorte de “dépendance” d’Andrinople, qui lui servait de métropole. L’auteur parle à ce propos de “cercles concentriques” et évoque plus généralement l’histoire des populations juives restées en Turquie sous le régime d’Ataturk, avec, au fil des persécutions, leur départ pour la Palestine, la Grèce, ou même l’Espagne. En 1943, la Turquie ayant choisi la neutralité, les juifs qui y étaient restés échappèrent à l’Holocauste. L’HolocausteLes juifs de Dimotica partagèrent le sort des juifs de Grèce septentrionale. L’auteur s’appuie essentiellement sur le témoignage de Marc Nahon, natif de la ville, où il exerça la médecine.
| Les Allemands entrèrent à Dimotica en avril 1941. Auparavant certaines familles avaient pu fuir en Turquie où la plupart avaient des parents. Très peu réussirent à émigrer en Palestine, dont celle du rabbin Alkabès. Les autres furent refoulées par les Turcs vers des îles grecques et connurent le destin des autres juifs de Grèce. La ville connut le même sort que Salonique : deux ans de calme apparent, les Allemands “se bornant” à piller les biens juifs et à “endormir” la population jusqu’à la déportation du 4 mars 1943. Dans le Martyrologe du Conseil juif central de Grèce figurent 731 juifs de Dimotica.3
En 1959, il restait à Dimotica 33 juifs, dont 8 enfants et adolescents, mais “il n’y avait plus ni synagogue ni vie juive”. Dans les années 1980, la ville ne comptait plus qu’un unique juif, rescapé des camps, Isaac Eskenaze.4 Il allait vivre l’épilogue de la communauté. Elle s’était reconstituée temporairement dans l’après-guerre, comme l’ombre de son passé, comptant environ 40 survivants. En 1959, il y avait 16 enfants d’âge scolaire, mais plus d’école. En 1972, la communauté comptait moins de 20 membres, quand ses biens passèrent sous le contrôle du Conseil Central Israélite de Grèce. Peu après les dernières familles quittèrent la ville, où seuls demeurèrent Isaac, son neveu et leurs épouses. En 1985, il ne restait plus un seul juif à Dimotica. Outre son intérêt historique, le livre laisse apparaître l’émotion de l’auteur devant l’anéantissement de ce passé millénaire et sa quête obstinée des moindres traces épargnées par le temps : dalles funéraires brisées et enfouies sous des ronces, rares enseignes de magasins à demi-effacées, fragments de dallage de la synagogue disparue… “Dimotica n’existe plus. Il reste seulement les souvenirs et la nostalgie”. Lucette Vidal
En complément de cette recension, voici l’annonce parue dans un récent Cronica, le bulletin du Judaïsme de Grèce5: À la mémoire des 9001 victimes juives de Didimoticho, les 25 et 26 mai 2002, la Municipalité de cette bourgade, en collaboration avec le Conseil Israélite Central de Grèce [KIS] a organisé deux journées d'exposition. Le second jour a eu lieu l'inauguration d'un monument commémoratif de la déportation des Juifs de Didimoticho à l'emplacement de l'ancienne synagogue de la ville qui a été détruite durant l'occupation et dont il reste un fragment du sol. Participèrent à cette cérémonie, le Métropolite de Didimoticho et d'Orestiada, un représentant des musulmans, des représentants des autorités locales, des Communautés et des Organismes juifs de toute la Grèce. Bernard Pierron |