Tous ceux et celles qui s’intéressent à la tradition musicale judéo-espagnole connaissent le précieux travail ethno-musicologique de Susana Weich-Shahak dont il est fréquemment question dans la LS. A la suite des pionniers que furent Manuel Alvar, Itzhak Levy et quelques autres, Susana a entrepris depuis de longues années l’indispensable tâche de collecter auprès des dernières “transmetteuses” directes le matrimoine1 musical des juifs d’Espagne.
Le fruit de ses recherches scientifiques a fait l’objet de nombreux livres et articles de référence, la plupart publiés en Espagne et dont la “Lettre Sépharade” rend compte autant que possible. Tous les chants recueillis cette fois dans ce livre de belle facture appartiennent de façon exclusive au romancero sépharade marocain et ont été collectés en Israël auprès de femmes originaires des communautés tangéroise et tétouanaise. L’auteur nous offre un aperçu historique des conditions de vie, puis d’exil des juifs d’Espagne ayant gagné le Maroc dès la fin du XIVème siècle, essayant d’y conserver leurs coutumes, leur organisation sociale, leurs institutions, leur répertoire musical et leur langue. Cette dernière, la haketia, issue du castillan médiéval, mâtinée de quelques ajouts hébreux et berbères, diffère légèrement de celle parlée par les communautés des Balkans. La ré-hispanisation de la haketia s’accentua dès la fin du siècle précédent et l’espagnol moderne la remplaça bien souvent, la reléguant au plan familial et domestique des couches populaires. Les textes introductifs qui précèdent les transcriptions musicales des chants formant l’essentiel du livre nous renseignement utilement sur les racines espagnoles et les origines médiévales du romansero marocain. La créativité populaire permit de maintenir vivante cette tradition en l’enrichissant et l’adaptant sans cesse au cours des siècles. |
Susana précise que la majorité de ces romansses faisait partie du maigre bagage emporté par les Juifs à la fin de la Reconquista. Ainsi l’histoire de Don Bueso y su hermana, variation sur le thème de la sœur captive - ou Gerineldo - dont on retrouve au moins une version dans le cycle carolingien du cancionero de Galice et que notre ami John Mc Lean a enregistré dans un disque consacré au pélerinage de Compostelle ! Mais certains romanses sont plus récents, que l’on ne retrouve pas chez les juifs des Balkans. Le romanse, poème narratif où dialogues et descriptions prédominent, déroule sa trame au sein d’une structure strophique obéissant à de strictes règles de versification, que Susana décrit de façon très rigoureuse dans son ouvrage. Comme l’ensemble du répertoire musical judéo-espagnol, il s’agit là d’une musique purement vocale, généralement chantée par une seule interprète, en principe une femme, sans accompagnement instrumental. Seuls les chants de noces pouvaient être exécutés en groupe, voix d’hommes et de femmes mêlées, avec accompagnement de percussions. Si les romanses sans pulsation évidente sont fréquents dans le romansero d’Orient, le romansero marocain privilégie plutôt les organisations rythmiques claires, basées sur la combinaison de rythmes ternaire et binaire. Poèmes épiques, affrontements entre chrétiens et maures durant la Reconquista, épisodes historiques, intrigues de palais ou scènes bibliques, récits de captivité, longues séquences décrivant le retour de l’époux après d’interminables guerres, sont les thèmes les plus couramment évoqués dans le romansero, où l’on retrouve aussi l’éternel défilé des amours malheureuses, incestueuses ou adultérines et son cortège de femmes assassines ou séductrices… |
“Elle commence par un cri terrible, un cri qui divise le paysage en deux hémisphères parfaits. C’est le cri des générations mortes, l’élégie aigüe des siècles disparus, et l’évocation pathétique de l’amour sous d’autres lunes et d’autres vents…” disait Garcia Lorca, parlant de la seguédille gitane. Grâce au ciel… et aux livres comme celui-ci, les musiques des gitans d’Andalousie, comme celles de nos ancêtres juifs d’Espagne continuent de nous émouvoir. Sandra Bessis |