**Editions Maisonneuve et Larose, et librairies. 1995, 150 pages. 130 F.
La coïncidence éditoriale fait que nous recevons ces jours-ci deux livres dont la thématique est très proche, mais pas seulement, nous allons le voir. Ils sont par ailleurs d’essence très différente car le premier (I.S. Révah) est constitué d’un regroupement et d’une mise en ordre de l’enseignement de ce professeur décédé en 1973 à 56 ans, ses écrits étant jusque là dispersés en divers supports souvent peu accessibles au public non spécialisé. Alors que le second est le fruit du travail contemporain de Béatrice Leroy, infatigable chercheuse aux archives de Navarre et autres lieux, présentement professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Nous avons maintes fois, depuis la création de la “Lettre Sépharade”, mentionné les ouvrages de Béatrice Leroy que nos lecteurs connaissent bien1. La thématique de ces ouvrages est semblable : tous les deux nous entretiennent du sort des Juifs en Espagne (ultérieurement, aux Pays-Bas) avant même les massacres de 1391. Ces massacres provoquent un phénomène qui durera bien plus d’un siècle : la conversion au catholicisme des juifs désireux de ne pas quitter brutalement, immédiatement, sous menace de mort, le pays de leurs ancêtres. Révah nous montre de façon nuancée, fine, par de nombreux exemples, que sous cette réalité, cette unité apparente des conversos, se dissimulent tout un éventail de situations et mentalités différentes. Les sources disponibles sont essentiel-lement les archives de l’Inquisition d’une part, et les mémoires ou autres textes écrits par des conversos eux-mêmes, revenus ou non à leur foi primitive, en Amsterdam par exemple. Seul un travail d’une extrême minutie permet de “raccorder” en quelque sorte les “vérités” des uns et des autres. Révah analyse nombre de jugements consignés dans des archives à l’appui de cette thèse, au travers du temps. Il établit bien par ailleurs que les exilés vers le Portugal en 1492, convertis de force en 1497, vivent assez librement leur situation malgré l’apparition de l’Inquisition en 1536, vrais “nouveaux-chrétiens”, ou “crypto-juifs” ou pour certains déjà “indifférents” - pour d’aucuns appelés “homens de negocios”, puis bientôt “homens de naçao” - jusqu’à l’annexion du Portugal par l’Espagne en 1580, laquelle entraîne deux conséquences : La première est qu’ils voyagent maintenant librement vers l’Espagne, leur pays d’origine, vont et viennent - ils sont chrétiens, n’est-ce pas ? - et s’exilent éventuellement vers le nord : Bayonne, Amsterdam, pour redevenir ouvertement juifs - ou non. Par exemple : sont-ils néo-juifs, ou conversos, ou même vieux chrétiens mariés à des juifs tous ceux qui s’installent entre 1603 et 1607 à Rouen, souvent issus de mariage mixtes ? En 1550, Henri II de France avait déclaré qu’il autorisait les “portugais nouveaux-chrétiens à s’installer en France sans autres formalités”. |
Une des questions que se pose Révah à la lumière des comptes rendus détaillés de procès inquisitoriaux est celle-ci : Puisqu’après 1492 en Espagne même, cinq ans plus tard au Portugal, l’enseignement de la foi, des préceptes religieux ne se transmet plus que par tradition orale, souvent féminine comme toujours dans ce cas, puisqu’il n’y a plus de synagogues et que les rabbins ne peuvent pas enseigner, comment est codifié cet enseignement ? Il se demande si paradoxalement le catalogue très détaillé du 18 novembre 1536 répandu sur tout le territoire par la première Inquisition portugaise des pratiques “condamnables” n’a pas servi aux crypto-juifs eux-mêmes de manuel, bien qu’en principe secret3. Et cette difficulté de transmettre, d’enseigner, d’apprendre la Loi, fait que les rabbins d’Amsterdam, recevant des nouveaux venus de la péninsule ibérique ont bien du mal à maintenir une homogénéité de pensée juive ! Que l’on songe seulement que, chez les nouveaux arrivants l’élite cultivée a été formée aux universités catholiques de Coïmbra ou d’ailleurs, en Péninsule ! Et l’on ne s’étonnera plus du fait que le retour à la religion des ancêtres ait été difficile, voire improbable dans certains cas, dans Amsterdam au 17ème siècle4! Le marranisme n’est qu’une potentialité de judaïsme, dit Révah. On ne saurait mieux illustrer cette belle formule qu’en étudiant, comme l’auteur le fait avec rigueur, les trois susdites figures emblématiques4. La nouvelle étude de Béatrice Leroy peut s’entendre comme une réflexion approfondie sur les lieux du pouvoir en Espagne médiévale et post-médiévale. C’est dire que l’on sort de l’histoire proprement factuelle pour, s’appuyant scrupuleusement sur elle, étudier dans la durée des phénomènes subtils et complexes. Béatrice Leroy croise des données, rapproche des séries de faits apparemment hétérogènes mais qui s’éclairent les uns les autres. Qui détient le pouvoir dans les divers royaumes espagnols des XIIIème au XVème siècles ? Les princes, tout occupés à la reconquête - puissant facteur de cohésion - sont relati-vement faibles. Les maîtres des ordres militaires, seigneurs locaux, sont riches et puissants. Mais les cortès des grandes villes s’opposent souvent à eux, et en appellent au roi. Prenons l’exemple des universités : elles sont d’Eglise bien sûr ; il est impensable qu’il en soit autrement à l’époque. Mais elles sont aussi d’Etat en ce que le roi paie les maîtres, leur accordant exemptions et privilèges... tandis que les bâtiments appartiennent à la ville ! Les milieux universitaires sont importants, non seulement à Valladolid bien entendu, mais aussi à Salamanque, Palencia, Saragosse, et leurs élites formeront les tribunaux inquisitoriaux ! Le personnel administratif de ces tribunaux est laïc, à côté d’un prélat qui préside, assisté d’un notaire et d’un procureur. Il y a là matière à carrière ! |
Ce qui est sûr, c’est que le pouvoir est en ville, à et autour de la cour. L’auteur étudie longuement Valladolid, capitale de fait de la Castille, petite ville d’une vingtaine de milliers d’habitants dont mille deux cents juifs, comportant justement une université. Béatrice Leroy construit son raisonnement autour de deux figures de notables - surtout le premier - Jean (1388-1468) et Thomas (1420-1498) Torquemada, le second, neveu du premier, figure plus falote mais dès sa jeunesse introduit dans le sérail par son oncle. Jean a du sang converso dans les veines, tout le monde le sait à Valladolid à l’époque mais cela ne l’empêche pas, sa forte carrure aidant - dominicain, il a étudié à Valladolid, puis à Salamanque et Paris, docteur en 1425, cardinal en 1439, il devient éditeur, fréquente le pape, publie ses propres traités et œuvres - d’être un des notables, un des pivots du pouvoir . Les grandes familles sont représentées au cortès et les clans se font et défont. Les conversos aussi y siègent - les Curiel, les la Serna, les Torquemada, à l’égal des vieux-chrétiens. Les cours de théologie sont donnés par les ordres mendiants, dont une des activités est la conversion des musulmans et des juifs, et la lutte, déjà, contre les hérétiques, cathares et vaudois aux XIIème et XIIIème siècles. Bernard Gui, dominicain de Carcassonne, rédige dès 1321/1325 le premier manuel de l’Inquisition : Practica Inquisitionis, décrivant les hérésies à débusquer, crypto-judaïsme compris. Là est la racine de l’Inquisition. C’est tout naturel-lement que ces ordres mendiants se constitueront en tribunaux d’Inquisition, tout en restant des centres d’enseignement de l’arabe, de l’hébreu, du copte, du syriaque : il faut connaître la langue et les textes, la pensée, des gens que l’on veut convertir ! Et les grands prédicateurs anti-juifs sont issus de cette institution : Ramon Marti, Ferran de Ecija, Vincent Ferrer, Alfonso de Espina... La reine est soumise à des pressions diverses et contradictoires : certains prélats haut placés tiennent à conserver les conversos dans la société pour des raisons doctrinales, théologiques, d’autres veulent les exclure. Elle doit faire face à des émeutes anti-juives à Medina del Campo en 1461 alors que les juifs sont sa propriété - littéralement ils lui appartiennent - et qu’elle leur doit la sécurité, puis à une révolte fomentée par les grands de Séville en 1477. En 1478, Isabelle, en accord avec le pape Sixte IV qui lui en délègue la responsabilité, crée formellement le tribunal de l’Inquisition. Mais tous les éléments en étaient déjà présents ! Le cardinal Mendoza lui propose d’en confier la direction à Thomas Torquemada, suffisamment pâle, peu affirmé, pour qu’on ne craigne pas de sa part des manifestations d’indépendance. Elle accepte le candidat en 1482. L’an suivant, il existe déjà 25 tribunaux en Espagne. Le 19 juin 1489 le premier autodafe à Valladolid brûle vifs 18 judaïsants et les corps, déterrés pour cela, de 4 autres. Le phénomène converso perdure pourtant et tout cela débouche sur l’expulsion que l’on sait, (précédée, en modèle réduit, par celle d’Andalousie en 1483) qui peut être regardée comme un aveu d’impuissance. Le livre de Béatrice Leroy donne beaucoup à réfléchir sur l’exercice et les voies du pouvoir. En cela il traite le problème posé, celui des Torquemada et de leur milieu, mais nous entraîne fort au delà. Jean Carasso |