Du 25 au 28 novembre 1991 s’est tenu à l’Université de Séville un très important symposium international sur la Bible de Ferrare - dont les actes viennent d’être publiés. Les organisateurs en furent : l’Université de Séville, et le Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, dans le cadre de “Sefarad 92”. Une Bible en ladino Cette Bible dite “d’Usque” est la première à avoir été éditée hors d’Espagne, en castillan, mot pour mot depuis l’hébreu, c’est à dire que si les mots sont espagnols, la syntaxe et la structure des phrases sont hébraïques. Elle est imprimée en lettres latines. Elle constitue donc un objet d’étude tout à fait remarquable attirant l’attention d’innom-brables chercheurs du monde entier. Elle est l’un des ouvrages de base sur lesquels Haïm Vidal Sephiha a fondé son étude argumentée de ce qu’il appelle “une langue calque”, le ladino, par opposition à une langue vernaculaire, le judéo-espagnol, dont les structures syntaxiques, elles, dérivent du castillan parlé à l’époque en Espagne, avec maintes modifications ultérieures. Cette Bible fut imprimée à Ferrare en fin de 1552 et au début de 1553, en une seule édition - dans l’atelier d’Abraham Usque - et il en existe encore deux à trois dizaines d’exemplaires de par le monde. (L’une des intervenantes au colloque, Renata Segre, en a feuilleté et étudié dix-sept). Elle fut ultérieurement maintes fois rééditée en Amsterdam jusqu’au XVIIIème siècle. Environnement historique Plus que les aspects de technique linguistique hors de notre compétence, c’est l’environnement historique qui retiendra notre attention ici. Trois contributions passionnantes traitent de ce sujet : celles d’Ariel Toaff, de l’Université Bar Ilan en Israël, de Renata Segre, de l’Université de Venise et de Harm den Boer, de l’Université d’Amsterdam. Naples et Fernand Ier, Rome et le pape Alexandre VI, sont tout disposés à recevoir, dès 1492, les Juifs réfugiés d’Espagne et du royaume de Sicile qui leur apparaissent comme dynamiques et susceptibles d’enrichir leurs royaumes respectifs de bons commerçants et artisans. Les réticences affirmées ne
viennent que des
juifs romains redoutant la concurrence... | Les “Portugais-nouveaux chrétiens” sont les plus nombreux parmi eux. Mais les estimations sur leur nombre sont si disparates qu’il est difficile de se former une opinion. A Rome par exemple au recensement de 1571 on compte 3500 juifs dont le tiers peuvent être sépharades. Entre temps, à Rome comme en Toscane et Este, sont arrivés aussi les expulsés de Naples (1541). A Ferrare, dès le 20 novembre 1492, le prince Hercule Ier promulgue un décret autorisant les réfugiés d’Espagne à s’installer librement. Au début, une vingtaine de familles seulement en profitent. Le 15 mai 1540, Hercule II, son successeur réitère l’offre en invitant les “commerçants portugais”. Et tout naturel-lement les expulsés de Naples l’an suivant, la famille Abravanel en tête, vont en profiter. Puis les réfugiés d’Ancone. De telle sorte qu’au milieu du XVIème siècle, Ferrare est devenue le siège de la seconde communauté juive d’Italie, avec plus de deux mille individus, après Rome. On y trouve un cimetière, une synagogue et un oratoire dans le palais des Abravanel. Dès 1551 on voit apparaître dans les archives la trace d’une imprimerie appartenant à Abraham Sarfati, qui vient de la transférer de Rome, et la vend dès l’an suivant à Abraham Usque (serait-il de Huesca ?) aussi connu sous son nom chrétien de Duarte Pinel. Et l’on voit sans cesse, chez lui comme chez d’autres, ce va et vient selon les circonstances entre le nom juif et le nom chrétien acquis au Portugal. Meir Curiel, médecin, est aussi Mario Ruiz, Abraham Abendana, professeur à l’Université est aussi Manuel Reinel. Joseph Saralvo, bijoutier, est aussi Gabriel Enriques. Les “circonciseurs” Ce dernier est au centre d’une intéressante constellation de “circonciseurs” d’adultes, généralement bijoutiers-joailliers. En effet - et l’arrivée de l’inquisition à Ferrare en 1579 leur donne prémonitoirement raison - les Portugais nouveaux chrétiens ont été baptisés au Portugal, et envisagent pour nombre d’entre eux de se déplacer vers l’empire ottoman, où il s’agira d’être accueillis comme juifs, puisque leur motivation est de recouvrer leur appartenance religieuse. D’où l’étape “circoncision”1. Joseph Saralvo, lui, achèvera hélas sa vie en 1581 sur un bûcher d’inquisition à Rome. Et en 1597, le passage de Ferrare dans les Etats du Pape signera l’agonie de cette brillante communauté - au profit partiel de Venise - qui se survivra misérablement et considérable-ment amoindrie en nombre. | Mais attardons nous au milieu de ce siècle : Ferrare est le siège d’une faculté de médecine, les professeurs et étudiants y sont nombreux, favorisant l’éclosion de libraires et éditeurs. Le jury de fin d’études de médecine qui promeut le 18 février 1571 Levi Abraham de Orta (primitivement étudiant à Coïmbra) comprend des chrétiens, des juifs italiens, des “nouveaux chrétiens” et tout le monde y est accoutumé. Revenons à Abraham Usque : de son atelier sortiront vingt-neuf titres, principalement en castillan mais aussi en portugais et, vers la fin, en hébreu. La mise de fonds primitive lui est consentie par des bailleurs dont on connait les noms : ce sont Antonio Lucio, médecin de la reine, Emanuele Mendes, Antonio Gomez, tous “Portugais”. Mais....imprimer une Bible à cette époque requiert l’autorisation de la censure éclésiastique. Et c’est là que la double identité juive/nouvelle chrétienne est bien utile ! Et au printemps 1553 les exemplaires de cette Bible commencent à circuler vers les communautés les plus proches ou éloignées : Venise, Rome, mais aussi Safed, Constan-tinople, Salonique ou Amsterdam. Le 18 mars 1555, l’obscur Abraham Usque peut enfin se dire chez lui, ayant remboursé l’essentiel de ses dettes et acheté ferme le matériel typographique sur lequel il a travaillé Il ne lui reste qu’une dette envers Jacob Abravanel. Il imprime encore durant quelques années et il quitte Ferrare au début de 1558. On perd sa trace. Importance de cette Bible Pourquoi cette Bible de Ferrare est-elle si importante ? Parce que, jusque là, les textes sacrés étaient disponibles en hébreu, traduits aussi en latin mais non accessibles à ceux qui ne lisaient que la langue vernaculaire, la langue du quotidien. Et nous vérifions le succès de la Bible de Ferrare lorsque nous apprenons qu’elle fut rééditée intégralement nombre de fois (1611,1630,1646,1661,1726,1762), toujours en Amsterdam, et avec de notables corrections seulement à partir de 1661. Il faut noter que l’édition de 1611 coïncida avec le début d’une vraie vie sépharade en cette ville. C’est que les marranes arrivant aux Pays-Bas, mais aussi à Hambourg, Venise, Livourne, Bayonne, Londres et désirant renouer avec le judaïsme avaient perdu la connaissance de l’hébreu et que cette Bible constituait le lien nécessaire avec les Ecritures ! Ajoutons qu’elle circulait aussi en milieu chrétien ! Jean Carasso |