Sous cette rubrique nous continuons à publier des réflexions, des souvenirs, des itinéraires, des points de vue qui, pour être personnels et signés, n’en présentent pas moins un intérêt général et en deviennent exemplaires de notre civilisation judéo-espagnole.
Les premiers immigrants juifs du XXème siècle en provenance de Turquie, et princi-palement de sa capitale Constantinople - aujourd’hui Istanbul - s’installèrent en Corse dès le début du siècle. Ils furent suivis, plus tard, par d’autres immigrants venus de Palestine et d’ailleurs. Ainsi, la communauté israélite comportait 300 à 400 personnes réparties dans l’île, presque tous commerçants ayant pignon sur rue dans les principales villes : Ajaccio, Bastia, Ile Rousse, St Florent, Porto Vecchio etc... Cette installation dans le pays, aussi loin que je me souvienne, fut facilitée par le chaleureux accueil de la population corse. Aucune animosité, aucune agressivité n’ont entaché les rapports entre juifs et non-juifs. La vie s’écoulait de façon parfaite dans un climat de franche entente, la communauté s’étant intégrée au pays sans aucune difficulté, ne négligeant pas pour autant les traditions religieuses qui étaient les siennes : en prière dans la petite synagogue bastiaise où toutes les familles se donnaient rendez-vous les jours de fête. Le seul point noir raconté par mon père fut l’internement de ces immigrants dans les docks au nouveau port de Bastia, dont mes parents, durant la guerre de 1914/1918. Leurs papiers officiels du 31 août 1321 (1905) portaient la mention : “Nationalité Israélite, Sujétion Ottomane”. La Turquie pendant cette guerre était l’alliée de l’Allemagne, d’où cette incarcération. Nous avons dans ma famille acquis la nationalité française en octobre 1927, décret signé par Gaston Doumergue et contre-signé par Louis Barthou. | Ce n’est que lors de l’occupation de la Corse par les troupes italiennes, le 11 novembre 1942, que l’inquiétude commença à troubler les esprits parce qu’avec elles arrivèrent la Commission allemande et surtout la Com-mission aux Questions Juives. Nous avions eu connaissance par des réfugiés en provenance de Marseille fuyant la déportation - dont celle qui allait devenir mon épouse - de l’horrible drame des rafles et arrestations de juifs marseillais. C’est au mois de mai 1943, alors que rien ne le laissait prévoir, que commencèrent les arrestations des hommes de 16 à 60 ans dont je faisais partie - j’en avais 22 -. Ainsi le 24 mai au matin nous nous sommes trouvés réunis au Q.G. italien, caserne Marbeuf, devant un colonel nous informant que, comme Juifs, nous devenions des “individus dangereux pour la sécurité de l’Etat” et que nous devions donc être internés. Ce fut la stupeur. Notre porte-parole, Félix Namani essaya de nous éviter cet imprévisible internement prétextant les familles désemparées, les commerces laissés à l’abandon... rien n’y fit. Le colonel nous octroya 48 heures pour nous préparer, nous menaçant d’actions contre les familles en cas de non-respect de ce laps de temps qu’il nous accordait. Les frères Levy, Blum, Laufer, Léon et d’autres, fuyant Paris et la déportation, réfugiés avec leurs familles à Ile Rousse furent arrêtés et internés avec nous à Asco. Deux jours après, une soixantaine d’adultes prirent le chemin du petit village d’Asco en Haute Corse, au pied de la plus haute montagne de l’île, le Monte Cinto. Son groupe scolaire nous servit de demeure, ses salles de classe de dortoirs, sa cour de récréation de lieu de méditation car il nous était interdit d’avoir des contacts avec la population du village, sous peine de prison. |
La Corse, premier département français, a été réellement libérée en octobre 1943. Soulagement compréhensif... C’est une page d’Histoire totalement méconnue ou presque. Nous avons été internés pendant plus de cent jours mais, heureusement, nous n’avons pas connu les souffrances endurées par nos frères de France torturés, brûlés au crématoire, comme le dit Jean-Marie Allaire1, “par le pays de Kant, de Gœthe, de J.S. Bach, un incroyable déni de civilisation au cœur de la patrie de nos philosophes, de nos musiciens ! Comment cela-a-t-il été possible?” Albert Aben |