L’Harmattan 1995 coll. Mémoire du XXème siècle.
Commentant dans la LS précédente le livre de souvenirs d’Auschwitz de Jack Handeli : “A greek Jew from Salonica remembers”, je notais qu’au milieu d’autres récits, précédemment commentés dans cette publication, ou connus du signataire, cette relation apparaissait comme nouvelle, venant d’un déporté ordinaire, aucunement privilégié, non-prominent en quelque sorte. Et ces récits-là sont plus rares, car les “ordinaires” dépérissaient et mouraient vite, sans avoir eu le loisir de témoigner... Léon Arditti nous propose aujourd’hui la lecture d’une trajectoire beaucoup plus rare, entièrement placée sous le signe de l’adaptation immédiate à une situation nouvelle donnée, forme essentielle de l’intelligence, associée à un vouloir vivre exceptionnel. L’un des éléments de leur survie, à Léon et son frère aîné Oscar, est justement le fait qu’ils aient réussi à rester ensemble, à travers toutes les sélections, affectations successives à des travaux divers etc... leur offrant l’opportunité de “conférences” entre eux durant quelques instants, pour décider vite de la meilleure attitude à adopter dans telle situation nouvelle ou imprévue. Ajoutons tout de suite un facteur que nous retrouvons chez beaucoup de survivants et que nous avons déjà noté : la pratique suffisante, du moins une bonne compréhension de l’allemand qui offrait à ceux la possédant les quelques instants d’avance dans la réaction, qui pouvaient sauver la vie. Léon, né en 1916 nous conte donc brièvement la trajectoire de sa famille depuis Sofia, leur installation en France entre les deux guerres, puis leur arrestation par des Allemands, à Nice, avec leur sœur, leur père respecté et peu alerte toujours avec eux, natif de Roumanie ayant habité la Bulgarie, et jeune déjà, amoureux de la France des libertés... Episode déjà lu, chez Jacques Stroumsa et d’autres: la solidarité familiale et l’idée que ces jeunes gens se font de leur responsabilité écarte l’hypothèse même de s’échapper vers le maquis comme l’occasion s’en présente pourtant...
| Bref passage à Drancy, wagons à bestiaux vers l’Est, sélection, séparation, les autres vont à la mort immédiate et eux se retrouvent à trois pour peu de temps, bientôt les deux frères seuls, inséparables. Monowitz, la “Buna” au Kabel Kommando Nummer drei en plein air. Léon et Oscar, par une merveilleuse intuition - ou intelligence, comme on voudra, réalisent que pour conserver leur santé et leur dignité il faut se laver chaque matin à l’eau froide dans l’atmosphère glaciale, sans savon ni serviette, et se frotter au mur de ciment brut comme l’on ferait avec un gant de crin pour se sécher et activer la circulation du sang - au grand étonnement de bien d’autres - qu’il est indispensable de se procurer un supplément de soupe pour survivre, et pour cela offrir leurs services comme domestiques de privilégiés, nettoyer leurs bottes et laver leur linge ; négocier un journal quotidien offert par un Meister extérieur, auprès d’un petit chef qui l’achète d’une louche de soupe maigre etc. La survie est à ce prix, aux dépens des heures de sommeil pourtant si nécessaire ! Et voilà comment nos deux frères, que rien ne prédisposait spontanément à devenir prominent, échappent peu à peu, grâce à une énergie et une lucidité farouches, au sort commun du déporté de base, voué à la mort. La dysenterie, la diarrhée sont les ennemis mortels ; un autre “pyjama” leur apprend le moyen de lutter : manger du charbon de bois ; s’approcher du poêle et en “organiser”1 n’est pas sans risques. Mais Léon et Oscar ont “posé leur survie comme quelque chose d’indiscutable, une évidence. A tout moment, tout ce qui peut affaiblir cette conviction doit être impi-toyablement écarté”. (page 85). Bombardement de l’usine un dimanche, les Américains sachant que les déportés n’y travaillent pas ce jour-là. Espoir insensé ; retour à la routine. | Mais le pire est devant, en janvier-février 1945, la “marche de la mort” vers l’ouest. Les scènes les plus atroces décrites sont celles du voyage en wagon découvert, après l’inter-minable marche à pieds, chaque cadavre jeté par dessus bord libérant un peu de place sur cette plate-forme surchargée... Un quart seulement des embarqués survivent à l’issue du voyage sans boire ni manger, et dans quel état... Léon a eu besoin d’un demi-siècle de recul pour pouvoir raconter cela, et les contem-porains ont eu besoin des mêmes cinquante années pour pouvoir l’entendre ! Peut-être d’ailleurs faudrait-il formuler à l’inverse : c’est parce que les contemporains non déportés n’étaient pas en état d’entendre que les déportés survivants n’ont guère parlé ! 2 Dora et les camps suivants sont faciles après cela. Libération disons progressive et mouvementée, au milieu de civils partagés : doit-on les exécuter, ces cinq là qui formaient un groupe, ou les laisser en vie ? La pratique de l’allemand de Léon les sauve à ce moment crucial. Onze avril 1945 à dix heures du matin, un militaire américain... Léon et Oscar restent unis dans la vie, proches l’un de l’autre, comme là-bas. Ils se l’étaient promis3. Jean Carasso |