Ce numéro 14 du journal était en cours de composition lorsque les nouvelles
sont arrivées successivement, bouleversant le montage provisoire :
Oui, nous avons retrouvé le docteur
Lubicz, ce Juste à Auschwitz, et reçu divers témoignages lui manifestant de la
reconnaissance.
Et c’est ce que
nous avons placé en tête du
sommaire, suivant la logique du numéro précédent.
Ensuite vous lirez des comptes rendus de livres fort importants pour notre civilisation, puis des
considérations sur le mauvais œil, en français comme en espanyol . Enfin
des petites nouvelles du monde (judéo-espagnol) entier, le cours de langue et un conte
humoristique qui vous fera sourire, avant les rubriques habituelles.
JC
Un Juste à Auschwitz ****************************** Dans le numéro précédent de la “Lettre Sépharade”, nous avons publié le témoignage ému de Zvi Michaéli, Salonicien vivant actuellement en Israël et qui racontait en judéo-espagnol comment, au camp de Buna, satellite d’Auschwitz, le docteur Lubicz, lui même interné mais travaillant au Revier, lui avait tout simplement sauvé la vie. Et le témoignage s’achevait sur cet appel poignant :
“Kien save si bive oy ?” 1
Eh bien oui, il vit Simon Lubicz, en France qui plus est, et nous l’avons retrouvé, cinquante années après les faits relatés, grâce à un heureux concours de circonstances et l’aide... indirecte du bulletin “Après Auschwitz” édité par l’Amicale du même nom. D’autant plus qu’alerté par notre article, Haïm Sephiha nous avait lui aussi envoyé son témoignage de la même époque, concernant des faits sem-blables, mettant en valeur le rôle essentiel du docteur Lubicz dans sa propre survie.
Et c’est maintenant Haïm Sephiha qui raconte lui-même : |
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Un juste à Auschwitz
El primero de marso de 1943, la
Gestapo me detuvo en Bruxelles, dande pasi al kampo de Malines (el “Drancy” belgikano) i, de ayi, a
Auschwitz-Birkenau. Despues de la seleksyon, me yevaron kon unos syen ombres al
kampo de
Fürstengrube (la mina del princhipe) ande fui minero i tuve ke lavorar komo
un syervo pensando a muestra Agada de Pesah en verdadero ladino ( “syervos fuimos a Paro” ) i a las estampas ke aviya en la de mi padre ande mos amostravan komo
los guardyanes aharvavan a palos muestros avot. Egzaktamente, lo ke estava entonses bivyendo. Lo ke para mi era
estorya apenas kreivle, vino a ser la realidad. Muy byen se entyende ke
jeneralmente kon lo poko ke davan de komer, las haftonas, el apreto permanente
i este pan de la afrisyon (otra ves muestra Agada en verdadero ladino), un detenido no puediya bivir mas de
tres/kuatro mezes. Aviya, komo diziyan, ke organizarse. Esto lo konto en mis
memoryas ke vo eskriviendo poko a poko. Ama lo mas emportante era kuando uno
estava hazino, ke kaliya evitar las seleksyones ke yevavan a las kamaras de
gas.
I aki entervyene este santo ombre, el doktor Lubicz ke me salvo tantas vezes,
porke kuando me akseptava en su Revier (enfermeriya en aleman, ama una derizyon de enfermeriya) syempre me diziya : “Mira ke no
puedo guadrarte muntcho tyempo. Ke dentro de unos kuantos diyas tendra lugar
una seleksyon. Entonses saldras del Revier i si es posivle te tomare de muevo para ke
puedas deskansar un poko mas, antes de aboltar al lavoro”. I esto me
lo izo unas kuantas vezes salvandome de la seleksyon i de la muerte.
El 17 o 18
de Djenayo de 1945 se oiyan ya los golpes de los kanones rusos, ama los SS mos
ovligaron a salir del kampo por las karreras yenas de inyeve. Esta fue la
tristemente famoza evakuasyon de los kampos de Alta Silesya durante la kuala se
puede dizir ke la mitad de los sovrebivyentes muryron de ambre, de friyo o
matados por los SS
El doktor Lubicz se topava kon mosotros ama no lo vide mas i yo tambyen krei ke se
aviya morido en akeya desgrasya.
Muntcho
mas tadre, en 1982 por aya, supe ke morava serka de Bordeaux, i dezde estonses
mos vemos i mos eskrivimos, el me konto komo salyo de la tormenta. Son kozas ke
valen la pena de ser kontadas. Ama para otra ves sera.
Haïm Vidal
Sephiha
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Emus par cette convergence de témoignages chargés d’émotion, nous avons commencé à enquêter et interrogé Simon Lubicz directement lequel, tout d’abord intimidé et modeste : “je n’ai rien fait de particulier.... j’ai eu la chance de pouvoir exercer mon métier...” a fini par accepter de nous
confier quelques éléments de
son parcours. Et nous avons ainsi appris :
- Que Simon Lubicz est né à Grodno en Pologne, en
1912 . Il rappelle en passant que
cette ville de 50000 habitants à l’époque comptait 35000 Juifs
exterminés dans la Choah, dont ses propres parents, ce qui relativise bien
entendu les ravages de celle-ci en Europe occidentale... (Grodno est actuellement une ville de Biélorussie, toute proche des frontières polonaise à l’ouest et lituanienne au nord. NDLR.)
- Qu’à vingt ans il étudiait la médecine à Bordeaux (et non à Nancy, ville où étudia le docteur Cuenca, qui
sauva aussi la vie de tant de déportés par son action à l’intérieur d’Auschwitz).
- Qu’il s’engagea lors de la guerre de
1939 dans la Légion Etrangère pour se retrouver bientôt après prisonnier en
Allemagne déjà, d’où il fut
rapatrié - comme appartenant au corps sanitaire - en avril 1941.
- Mais dès juin
1941 au déclenchement de la guerre germano-russe, il est arrêté par la
police française à Bordeaux et livré à la Gestapo en raison de ses origines russes, puis identifié comme juif
et déporté à Compiègne puis Auschwitz le 23 septembre 1942, via Drancy. Et là déjà, dans le wagon à bestiaux
bourré de 80 personnes, il tente de s’occuper de deux enfants orphelins, leur humanisant le
voyage, pour être séparé d’eux à coups de bâton dès l’arrivée et
la sélection.
- Déporté ordinaire
n° 65685, il travaille pendant deux mois à la démolition d’un village polonais pour
permettre l’agrandissement
du camp, avant d’être affecté au transport des cadavres, besogne
qui permet au moins d’échapper à l’interminable
appel du matin.
- En novembre 1942 il est transféré, mais cette fois comme médecin, à l’infirmerie du camp de
Buna-Monowitz. C’est là qu’il a l’occasion d’aider de nombreux déportés, et
Zvi Michaéli en particulier dont nous relations le parcours dans notre numéro
précédent.
- Au printemps de 1944 il est affecté au commando de Fürstengrübe où les déportés travaillaient dans une
mine de charbon. Et c’est là, voir le récit plus haut, qu’il sauva
la vie entre autres déportés, de Haïm Sephiha, en lui permettant quelques séjours
de repos dans son Revier. Dans celui-là comme dans le précédent Revier, Simon se
souvient que se trouvaient en permanence une centaine de déportés, renouvelés au fil des sélections vers les chambres à gaz. Et
ses “montages” pour
sauver tel et tel de la mort n’étaient pas sans risques s’il s’était fait prendre. D’autres furent pendus sur la
place d’appel d’Auschwitz pour des faits de ce
genre, devant tous les déportés réunis pour la circonstance !
Simon a l’honnêteté d’aborder le point douloureux de
ses critères de choix : quand on a cent personnes au Revier et que l’on ne dispose de médicaments
que pour en soigner cinq, c’était la moyenne, que fait-on ? Et il répond : “je soignais les plus jeunes
et robustes de constitution dont j’avais quelque raison de penser
qu’ils
pouvaient survivre”. Et les exemples venus jusqu’à nous montrent qu’il y a réussi !
- En janvier 1945 commence pour lui aussi la marche de la mort vers le camp de Dora où il frôle la mort d’inanition puis, à l’approche des alliés, vers Lübeck
où il est enfin libéré et pris en charge par la Croix Rouge Suédoise après les négociations
entre Himmler et le comte Bernadotte.
- Rapatrié à Bordeaux, contraint à reprendre des études (car il était étranger à l’époque de son diplôme), Simon
vit de remplacements et ne peut s’installer médecin libéral qu’en 1959. Il prend sa retraite en 1982.
Pour
revenir sur un problème lancinant que nous évoquons dans presque chaque
parution, quels étaient les atouts de Simon qui lui valurent la survie dans ce
monde démentiel ?
Il les énonce
lui-même : d’abord la
possibilité qu’il eut
(pas au début toutefois) de faire valoir sa compétence de médecin. Puis sa connaissance du yiddich, de l’allemand, du polonais et du russe. Et pour terminer,
son entraînement à la vie dure des légionnaires étrangers dans l’armée française et du camp de prisonniers de guerre.
Père de
quatre enfants et grand-père de nombreuses fois, Simon est, depuis quinze ans,
après son veuvage, l’époux d’Esther Wax, une ancienne déportée
à Auschwitz, elle-même originaire de Roumanie, dont les épreuves furent pires que celles que
Simon connut. Elle perdit parents et neuf frères et sœurs à
Auschwitz. Avec un panache superbe et proprement étonnant à la fois,
un courage admirable, elle continue de faire front à une adversité persistante.
Avec
Simon, ils vivent actuellement dans la région de Bordeaux, à laquelle
il est attaché depuis 1931.
Et au moment de conclure cet article, nous apprenons que vient de se manifester un autre des inconnus
que Simon a pu aider, natif de Grodno comme lui, Daniel Davidovitch Klowski, et
qui lui doit sa survie là-bas grâce à des soins aussi persévérants qu’improbables. Vivant à Kouïbichev (redevenue Samara), sur
la Volga où il est encore enseignant, il vient de se manifester à Simon ces jours derniers d’Israël où il est en
vacances. Klowski a publié un livre2 sur son propre parcours de déporté. Et le 30 avril après-midi, dans une maison de Jérusalem, se sont réunis ce Daniel Klowski, et Zvi
Michaéli, tous les deux redevables de leur survie à Simon Lubicz.
A Esther
et Simon nous souhaitons la meilleure santé possible durant bien des années encore - malgré les
cauchemars qui perdurent ! - Et nous nous permettons d’être auprès de Simon les interprètes de tous ceux qu’il a arrachés à la mort
certaine, connus et inconnus, pour le remercier de tout notre cœur.
“Se questo è un uomo”, publiait Primo Levi en 1958.
Oui, Simon
Lubicz est un Homme 3. |