J’ai ouvert ce livre parce que j’y étais obligée. Mais j’ai continué à le lire parce que je ne pouvais pas m’en détacher.
Il s’agit d’un album de photos prises à Salonique entre 1916 et 1918 par un photographe anonyme, accompagné d’une traduction et de commentaires écrits par Nicholas Stavroulakis, qui a été directeur du Musée Juif de Grèce et est l’auteur de plusieurs livres concernant la vie juive dans les Balkans.
L’introduction, passionnante, commence par une esquisse de la Salonique du début du XXème siècle : ville multi-culturelle, à la fois diverse et une ; ce qui, dit Stavroulakis, lui donnait de la grandeur et en faisait une vraie ville européenne avant la lettre. Cette unité pluraliste atteignit son apogée lors de la proclamation de Liberté, d’Egalité et de Fraternité par des musulmans, des Juifs et des chrétiens réunis en 1904. Stravroulakis montre les racines profondes que cet acte avait dans la vie salonicienne de tous les jours : il raconte par exemple, avec beaucoup d’humour, comment bien de gens réussissaient à faire bénir la même amulette par un rabbin, par un prêtre et par un imam. Il faut aussi lire la splendide description d’une foule salonicienne ordinaire, kaléidoscope de vêtements et de chapeaux, stupéfiant pour les étrangers.
Puis le ton devient nostalgique, pour rappeler avec quelle rapidité cette mosaïque de cultures et de religions vieille de cinq siècles a été détruite, effacée non seulement de la surface de la terre, mais de nos mémoires mêmes. Cependant l’introduction se termine sur une note optimiste puisque l’auteur parle d’un regain d’intérêt pour ce passé si riche.
L’album de photos comprend deux parties : l’une est consacrée au cimetière juif, l’autre au Mevlevihane, le monastère des Derviches Mevlevi ou “Derviches tourneurs”. Chaque photo est accompagnée d’un commentaire détaillé de Stavroulakis et de la légende que le photographe avait ajoutée dans l’album original. Un intérêt secondaire du livre est de nous donner une idée de ce que pouvait être le point de vue d’un Européen : le photographe était probablement un officier britannique, sa façon d’interpréter ce qu’il voit est parfois saugrenue et les commentaires de Stavroulakis le soulignent avec humour. Par exemple, la première photo montre une femme qui a plié sa veste et l’a posée sur sa tête pour se protéger du soleil, avec beaucoup de décontraction ; or, d’après la légende de l’époque, cette veste serait un couvre-chef typique.
La partie dévolue au cimetière ne m’attirait guère au premier abord. Les cimetières sont liés à la mort, et ce cimetière particulier me semblait spécialement dénudé : pas d’arbres, même pas d’herbe. Uniquement des pierres, des murs et un chemin en terre battue.
J’avais tort. Cette partie du livre est paradoxalement vivifiante, parce que la relation intime qui existait entre les morts et les vivants (surtout les femmes) est mise en lumière par les photos et leurs commentaires. Sur les photos certaines personnes gémissent, mais d’autres semblent simplement bavarder, méditer ou tout simplement passer le temps.
Et puis nous voyons à quoi ressemblaient les Juifs saloniciens ; en tant que descendante de certains d’entre eux, j’ai été très émue de voir les beaux et surprenants costumes que mes arrière-grands-mères auraient pu porter. Les explications riches et vivantes de l’auteur ne font qu’ajouter à ce plaisir.
La dernière photo est spécialement émouvante : elle montre une femme qui sort du cimetière dans la claire lumière du petit matin, le visage triste et pensif ; nous avons l’impression de partir avec elle, de quitter non seulement un être cher mais toute une époque car nous savons que, peu après que cette photo a été prise “commença le processus qui allait mener à la confiscation, à la désacralisation et ensuite à la destruction complète (du cimetière). Peu après, les Juifs de Salonique vivants allaient disparaître comme les morts l’avaient fait avant eux, et il ne reste maintenant presque aucun signe du passage des premiers comme des seconds” 1.
Les photos du Mevlevihane sont mélanco-liques elles aussi : elles ont été prises à un moment où le “monastère” (tekke ) commençait déjà à tomber en ruines et montre les plâtrages disparus, les murs craquelés, les jardins mal entretenus. Il n’y a presque pas de derviches. Nous n’en voyons que deux, notamment le chef derviche, vieil homme au visage triste et digne, à l’imposante prestance soulignée par les vêtements de cérémonie convenant à son statut. Là encore, Stavroulakis saisit l’occasion de nous en dire plus sur les costumes et, à travers eux, sur la vie de ceux qui les portaient. Je me souviendrai longtemps de la danse des derviches bien que je n’en aie jamais vus et que je n’aie jamais pensé que cela m’intéresserait particulièrement.
Plusieurs photos montrent d’autres personnes, probablement, dit l’auteur, des réfugiés juifs qui avaient perdu leur foyer lors du grand incendie de 1917. Il est réconfortant qu’ils aient pu se réfugier dans ce lieu de culte musulman, et cela montre combien les religions et les modes de vie des Saloniciens de l’époque s’interpénétraient.
Alors ce livre nous intéresse et nous émeut, pas seulement en tant que Juifs, mais en tant qu’êtres humains. Il est tout entier traversé d’un souffle humaniste. L’unité kaléidos-copique de Salonique soulignée dans l’introduction, est rendue très présente par cet album double : le cimetière juif et le Mevlevihane étaient sis à des pôles opposés de la ville, mais chacun à une extrémité de la même route : beau symbole ! Tous deux ont été victimes du même plan de modernisation et d’homogénéisation forcées de la ville, de l’éradication de tout ce qui n’était pas grec. Sur ce processus se profile rétrospectivement l’ombre de la deuxième guerre mondiale et des camps de la mort. En cette période où l’on entend de nouveau les termes de “purification ethnique”, ce livre parle à notre esprit et à notre cœur.