Il s’agit d’un ouvrage très documenté, doté d’une riche bibliographie et qui prend en compte les recherches les plus récentes. L’auteur met principalement l’accent sur la situation et le rôle des communautés juives transférées à Rhodes et Cos à l’initiative du conquérant ottoman. Elle est amenée dans le cours de l’ouvrage à rappeler les causes profondes et lointaines de l’antisémitisme tant en pays chrétien que dans les territoires sous contrôle ottoman. Mais c’est son historique de la communauté juive de Rhodes et Cos qui nous a paru tout particulièrement intéressant. “En ce temps là, le Turc Souleïman envoya beaucoup de Juifs vivre à Rhodes et ils y habitent en sécurité jusqu’à aujourd’hui”, écrit le Sépharade Joseph Ha-Cohen dans la seconde moitié du XVIème siècle. C’est en 1522 que Souleïman se rend maître de Rhodes par sa victoire sur les Chevaliers chrétiens de l’ordre de Saint-Jean. Le conquérant trouve l’île dans un état déplorable : ruines dues au siège et aux combats,situation économique catastrophique. Les commerçants européens (gênois, floren-tins), les marins, les changeurs, les agriculteurs chrétiens ont quitté Rhodes après la défaite des Chevaliers. Il faut restaurer le commerce, les activités économiques de l’île, pourvoir aux nécessités stratégiques. Il est décrété un transfert de populations, en vertu de la pratique du sürgün1 qui prévaut dans l’empire ottoman : colons musulmans, mais aussi éléments des diverses communautés juives qui depuis des siècles coexistaient avec des populations hellénophones et arabophones dans les diverses régions de l’empire, auxquelles étaient venus s’ajouter depuis 1492 les réfugiés d’Espagne. Souleïman pense pouvoir se fier au loyalisme de ses sujets juifs ; ceux-ci ne sont liés ni à l’orthodoxie, ni surtout au christianisme, la religion des plus redoutables ennemis de l’empire ottoman. Les colons juifs de Rhodes ne risquent pas d’appuyer une éventuelle reconquête par les chrétiens. Mais c’est surtout au renouveau économique de l’île que songe Souleïman, avec le rétablissement du commerce en Méditerranée orientale et le maintien des routes commerciales vers l’occident. Or les Juifs hispanophones sont à même de remplir ces espérances : commerçants, banquiers, intellectuels, artisans, ils sont les seuls de son empire à posséder la connaissance des réalités du marché dans l’Europe contemporaine, la pratique des langues, l’expérience du monde musulman avec lequel ils ont co-existé durant des siècles en Espagne, et à entretenir un réseau de relations avec leurs coreligionnaires dans toute l’Europe et l’Asie Mineure. | Ces Juifs - 400 au départ selon Galante - transférés de Salonique, Constantinople, Smyrne et Jérusalem - où beaucoup avaient des activités économiques prospères, se voyaient offrir des conditions d’installation favorables (logements, avantages fiscaux) et la qualité de sujets ottomans leur garantissait la protection des autorités à l’intérieur comme à l’extérieur de l’empire. Aussi leurs compétences vont-elles rapidement se manifester dans tous les domaines de la vie économique, intellectuelle et religieuse. Ils s’imposent dans les activités portuaires et la douane maritime, au point que certificats et assurances sont rédigés dans leur langue : le judéo-espagnol ; ils obtiennent aussi l’affer-mage des impôts de la région, sont bailleurs de fonds dans maintes entreprises. Dans tous les domaines de l’économie ils mettent en œuvre des compétences et des techniques séculaires : tissage, industrie textile, activité florissante de tannerie et mégisserie. La position stratégique de Rhodes implique l’installation de régiments turcs ; les Juifs, fournisseurs de longue date de l’armée ottomane en vivres et habillements, experts dans l’estimation de butins de guerre, techniciens compétents en matière de poudres et de mines, peuvent en tirer profit. Très vite ils font merveille dans la production et le commerce des vins dont ils possèdent une longue expérience. Ils pratiquent également le commerce des raisins secs vendus sur les marchés d’Egypte. Leur aptitude pour la médecine les conduit aussi à participer au commerce du laudanum pharmaceutique et à s’intéresser également aux éponges - utilisées à l’époque sous la forme de leurs cendres comme traitement du goître. Et l’on trouve aussi les marchands juifs sur tous les marchés d’Asie Mineure, de Syrie, d’Egypte ; dès le milieu du XVIème siècle, ils assurent des relations commerciales avec Barcelone et, au XVIIIème siècle, avec Livourne. De plus, c’est souvent par l’intermédiaire de Juifs que les commerçants chrétiens - vénitiens en particulier, peu en faveur auprès des Turcs - traitent leurs affaires dans l’empire ottoman, moyennant une commission de 1 à 2%. Au XVIème siècle, cette communauté transplantée est prospère, et elle bénit le ciel de lui avoir donné cette nouvelle patrie : “Solo el Dio pudo darmos una izla como esta”. | Elle se distingue aussi par sa grande richesse intellectuelle et ses exigences religieuses. Des Juifs romaniotes hellénophones y figuraient à côté des Juifs sépharades hispanophones. Mais c’est ce dernier groupe qui très vite va prendre en main l’administration de la communauté de Rhodes et rédigera ses textes et ses documents dans le judéo-espagnol des Saloniciens. Les rabbins de la communauté sont gens de haut savoir et de grande culture théologique. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, Rhodes est devenu un centre important d’étude de la Thora, et reçoit l’appellation de “Tchika Yerushalayim”. L’île est d’ailleurs l’étape obligatoire du voyage vers Israël. Ces voyages n’étaient pas dépourvus de risques, et la communauté de Rhodes avait constitué une caisse spéciale pour le rachat des Juifs pris par les pirates. Cette communauté prospère va partager à partir du XVIIème siècle le sort des autres communautés juives de l’empire, conséquence du déplacement des routes commerciales vers l’Ouest, du déclin de l’empire ottoman, et de la corruption de son administration. On constate un appauvrissement progressif de la masse de la population juive. A Rhodes, il est noté dès le XVIIème siècle dans la correspondance des rabbins et il devient dramatique au XVIIIème et au XIXème siècle. La communauté de Rhodes, portée au mysticisme subira aussi durement le contrecoup de l’affaire Sabbetaï Zvi : beaucoup de Juifs abandonnèrent toute activité dans l’attente du retour sur la terre des ancêtres - et la conversion ultérieure de Zvi à l’islam eut un effet moral désastreux. La dernière partie du livre de Maria Efthymiou fait l’historique des rapports entre Juifs et Chrétiens de Rhodes et Cos du XVème siècle à nos jours, analysant le rôle respectif de chaque communauté, leurs rapports et les causes de tension jusqu’à la disparition finale d’environ 1800 Juifs de Rhodes dans les camps nazis. Lucette Vidal |
Mémoire d'avant : Juifs et chrétiens dans les îles du sud-est de la mer Egée sous domination ottomane ; les difficultés d’une coexistence féconde - Maria Efthymiou
(en grec)
Editions Trokhalia - Griveon 5 - GR 106 80 Athènes.