Et Anne-Marie partait en recherche, pour connaître mieux sa propre identité profonde. Elle concluait son message par ces mots :”Le présent repose sur les acquis du passé ; l’étude de ce dernier me paraît indispensable si l’on veut mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui”.
Dix-huit mois plus tard, Anne-Marie nous fait parvenir - de l’étranger où elle réside - des nouvelles de sa progression dans cette connaissance.
J’avais, dans la LS 6, exprimé les premiers sentiments que m’inspirait la recherche de mes origines. L’avance de ce travail me permet, aujourd’hui, de raconter la suite de l’aventure dans laquelle je me suis lancée. Dans le but de reconstituer l’histoire de ma famille paternelle, il me fallait absolument connaître, de façon concrète, le cadre de vie dans lequel mes ancêtres avaient évolué jusqu’en 1920. Ma connaissance de Salonique se limitait alors à ce que l’on m’en avait raconté: la Tour Blanche, les débuts de l’hellénisation, l’incendie de 1917 et la reconstruction qui transforma la ville en ville nouvelle. Cette métamorphose, ainsi que la disparition de 90% de notre communauté pendant la guerre, étaient à l’origine d’une certaine nostalgie et tristesse que je percevais chez ceux qui avaient connu la Salonique d’autrefois. Je relis une carte postale que mon grand-oncle m’avait envoyée en 1965 représentant la ville et le front de mer. “Montre cette carte à ton père, il te dira que ce n’est pas sa ville ; tout au plus il reconnaîtra la Tour qui fut blanche...” Peu d’entre eux étaient donc enclins à y retourner. Cette
année, au printemps de 1994, j’ai enfin pu réaliser ce dont je rêvais
depuis longtemps, m’envoler vers Salonique grâce à l’invitation de mes cousins Abram. | Un étranger vous dira qu’il n’a pas trouvé à Salonique le cachet de la Grèce antique, celui d’Athènes ou d’Olympie. J’ai porté quant à moi un autre regard sur la ville et j’ai très vite ressenti le charme qui s’en dégageait. Si l’on recherche du pittoresque, l’on ira se promener dans la partie haute en empruntant les petites rues tortueuses qui mènent aux remparts byzantins ; de là-haut, on peut admirer toute la ville jusqu’à la mer, la Tour et le port compris. Si l’on recherche les souvenirs du passé, c’est dans le “vieux quartier”, le quartier juif d’autrefois que l’on ira se ressourcer. On y trouve encore quelques vieux bâtiments du XIXème siècle, et on y lit avec émotion des noms que nous connaissons tous : le marché Modiano, la librairie Molho, le magasin Castro. Je reposais ainsi mes pas dans ceux que mes grands-parents avaient posés quelques soixante-dix ans et plus auparavant. J’ai vécu au sein de la Communauté, j’ai fait de nouvelles connaissances et j’ai fréquenté le Centre communautaire. J’ai entendu des noms familiers qui appartiennent d’ordinaire à mon univers parisien : Arditti, Carasso, Francès ou Saltiel, et mon propre nom de Faraggi était connu de tous. J’ai rencontré pour la première fois des cousines de mon père qui ont évoqué pour moi leurs souvenirs du passé. L’une, née en 1900 racontait qu’elle avait autrefois connu une très grande solidarité entre tous les membres de la famille, et qu’entre cousins ils se considéraient comme des frères. Une autre a su décrire et m’indiquer l’emplacement de la villa familiale démolie où mon père est né, du magasin de tissus de mon arrière-grand-père, ainsi que de la bijouterie de ses frères. Pour moi, tout reprenait corps. C’est au nouveau cimetière, où certaines des tombes anciennes détruites pendant la guerre ont été transférées en 1950, que j’ai fortement ressenti mon enracinement à Salonique. | La pierre tombale de mes ancêtres s’y trouvait ; je pouvais la toucher et voir les noms écrits en hébreu, en français et en grec. La mort du plus ancien, Aron Nehama Mallah remontait à 1898 ; il gisait là en compagnie de sa femme Rivka, et de six de leurs huit fils, dont mon arrière-grand-père. Comment ne pas me sentir chez moi dans cette ville où tout me montrait que j’y avais des racines ? Mais que reste-t-il au juste de cette communauté décimée dans la Salonique d’aujourd’hui ? Si le Centre communautaire existe toujours et qu’une vie sociale s’y maintient, le nombre d’inscrits (moins de1000 personnes) décroît peu à peu. Un seul rabbin a la charge des deux synagogues, mais une seule est vraiment en activité. La langue parlée par tous maintenant est le grec ; seule la génération née au début du siècle continue à parler le judéo-espagnol, mais plus les jeunes. Ma cousine ne connait pas le terme charope, elle achète de la vanilia. L’intégration de la communauté au peuple grec, qui ne s’est pas faite sans difficultés, est à l’heure actuelle accomplie. Cependant la volonté de conserver une identité culturelle se fait sentir. Créée en 1979 une école primaire juive reçoit environ 80 enfants, et la Société pour l’Etude des Juifs de Grèce, présidée par l’historienne Rena Molho contribuera, on l’espère, à perpétuer le souvenir. Ce retour aux sources restera pour moi un événement marquant. Salonique n’est plus une notion abstraite. J’y ai retrouvé des racines ainsi qu’une communauté qui est en partie la mienne et à laquelle je me sens appartenir. Anne-Marie Rychner-Faraggi |