Exemplaires Sous cette rubrique nous continuons à publier dans chaque numéro de la “ Lettre Sépharade” des réflexions, des souvenirs, des itinéraires, des points de vue qui, pour être personnels et signés, n’en présentent pas moins un intérêt général, et en deviennent exemplaires de notre civilisation judéo-espagnole.
C’est un soir de mars 1991, à vingt et une heures : le téléphone sonne. Je me précipite
avec appréhension pour répondre. Mon frère, qui habite Israël depuis 1948, est gravement
malade et l’on attend le pire. Mais non, ce n’est pas Israël, c’est Sarajevo. Tremblante, la voix de ma sœur m’annonce d’emblée qu’elle et son mari sont obligés de quitter le pays au plus vite. Des appels téléphoniques anonymes se reproduisent maintenant de façon régulière et ils sont menacés de mort. “C’est arrivé à plusieurs de nos connaissances, me dit-elle, certaines personnes ont disparu. Nous vivons dans la terreur. On ne connaît pas les raisons de ces persécutions nocturnes. Peut-être sommes-nous repérés par la droite parce que nous sommes d’anciens résistants. Peut-être est-ce tout simplement parce que des profiteurs de guerre ont des vues sur notre appartement. En tout cas nous avons préparé deux valises et nous laissons tout derrière nous : notre maison et ce qui nous appartient, c’est-à-dire le résultat de quarante années de labeur pendant lesquelles nous avons cru pouvoir reconstruire nos vies après la tragédie de la dernière guerre. Nous devons partir demain, discrètement, à l’aube, et quitter sans doute pour toujours notre cher Sarajevo. Nous nous rendons à Belgrade avec d’autres familles juives qui vont émigrer ausi en Israël”. Pendant une grande partie de la nuit, ma femme et moi-même sommes restés éveillés, nos pensées tournées vers la Yougoslavie, et plus précisément vers ma ville natale, Sarajevo. Ma famille y était installée depuis des siècles, c’est-à-dire depuis l’Inquisition d’Espagne. Nous n’avions pas de souvenir d’une autre patrie que celle-ci. Dans Sarajevo, synagogues, minarets, églises, voisinent depuis si longtemps ! Je me suis exprimé déjà dans mes écrits ou au cours d’interviews sur Sarajevo que je considérais pour cela comme la ville la plus civilisée du monde, parce que la plus tolérante, sans parler de sa beauté et de l’accueil que tous ses habitants, juifs, chrétiens, musulmans savaient réserver aux étrangers qui s’y rendaient. | Le mot “civilisation” ne peut signifier pour moi que tolérance à l’égard de tous les hommes, de toutes les formes de foi. A Sarajevo, comme dans le reste de la Yougoslavie, depuis qu’elle a été constituée en 1918, j’ai pu constater que des milliers de couples mixtes ont mis au monde des milliers d’enfants que ni la différence ethnique ni la différence religieuse n’ont empêchés de s’aimer et de se respecter. Dieu a créé l’homme, il n’a pas créé des religions que l’on nous impose à la naissance sans se préoccuper de savoir si c’est pour notre bonheur ou pour notre malheur. Nous avons encore le souvenir vivant et douloureux de la Choah, des êtres chers qui ont été assassinés, et combien avons-nous été depuis, juifs et non-juifs, à crier “Plus jamais ça !”? Nous avons espéré que les hommes seraient plus près de Dieu que de la religion. Ce qui se passe en Yougoslavie est le réveil du démon des nationalismes et des nationalismes religieux. Je suis né juif à Sarajevo. Je suis Yougoslave et j’ai fait dans mon pays mon service militaire en 1934-1935. Je ne peux pas oublier l’assassinat du roi Alexandre de Yougoslavie à Marseille, événement qui a bouleversé le peuple auquel j’appartiens et dont j’ai partagé la stupeur. Chez nous, le nationaliste croate Pavelic était tristement célèbre, et nul n’ignore son alliance avec Hitler qui a accordé à la Croatie son autonomie dès les premiers jours de l’occupation de la Yougoslavie par les Allemands. Il faut encore et encore rappeler combien les Oustachis de Pavelic ont rendu des services à l’Allemagne hitlérienne en vue de l’aider à constituer son “Nouvel Ordre” : ils ont sauvagement assassiné des milliers de Serbes et de Juifs sous le regard bienveillant du cardinal Stepinac. Après la guerre, Tito prend le pouvoir et est considéré comme le libérateur de tout le peuple yougoslave. Cela par au moins deux générations. Il est élu président à vie de la Yougoslavie. De tous les chefs d’Etat des pays communistes, il est le seul à avoir autorisé les Juifs à émigrer en Israël s’ils le souhaitaient. De cela au moins, les Juifs yougoslaves, et moi-même parmi eux, lui rendent grâce. | Sur les 20% de Juifs restés en vie, quelques centaines émigrent après la guerre, dont mes deux frères, bien qu’ils aient eux aussi rejoint le maquis et été dans l’armée des partisans de Tito. Ma sœur, très attachée à notre pays a choisi, elle, de rester sur place avec son mari, un héros de la résistance. Après le compte de nos disparus de la guerre, c’est de nouveau la tristesse et le déchirement de la séparation des quelques survivants. Ceux qui quittent la Yougoslavie pour le nouvel Etat en 1948 ont le sentiment de partir au bout du monde. Ils sont sans ressources et ne savent pas parler l’ivrit (l’hébreu, NDLR). C’est bien cela “être dé-paysé” ! Or, près de cinquante ans après, ma sœur, son mari, leurs enfants, les rejoignent dans les mêmes conditions et on a l’impression que le cauchemar se répète. Ni les Juifs, ni le reste de la population yougoslave dans sa majorité n’ont jamais envisagé ce malheur. Sont responsables ceux qui ont fait des religions les fondements des nationalismes et le ferment de la haine, au lieu d’en faire celui de la fraternité entre les hommes. Je n’irai plus en Yougoslavie, je n’irai plus à Sarajevo puisque tout a été détruit, même les tombes de mes ancêtres vieilles de plusieurs siècles dans le cimetière juif qui, par miracle, avait été épargné lors de la dernière guerre mondiale. Leurs inscriptions en ladino et en judéo-espagnol racontaient cinq siècles d’histoire, d’enracinement et de fidélité. A Sarajevo, comme dans toute la Yougoslavie, les Juifs ne connaissaient pas de ghetto, et mon enfance y a été heureuse : dans notre famille d’ailleurs, il y eut des mariages très réussis avec des Serbes. C’est en Dieu que les hommes devraient croire plutôt que d’imaginer la vérité siégeant dans l’une ou l’autre de leurs religions. Mais je dois bien tristement constater que nous ne sommes pas encore assez civilisés pour cela. Moïse Abinun |