Dans la LS précédente, à la fin de l’éditorial en page 2, nous racontions que nous avons été heureux de rencontrer en Israël lors des Rencontres Mondiales du Judeo-Espagnol Jacques Stroumsa, dit “ Le violoniste d’Auschwitz ”, Ingénieur éclairagiste d’ailleurs et non chimiste comme nous l’avons imprimé par erreur pensant à Primo Levi - et le rapprochement n’est pas insignifiant !
“Tu choisiras la vie” Ce travail nous éclaire sur la famille de Jacques, ses parents, ses frère et sœurs, tous de Salonique où son père enseignait l’hébreu à l’école d’Isaac Alcheh, où lui-même fut élève. Né en 1913, il poursuivit des études d’ingénieur à Marseille puis à Paris et Bordeaux pour regagner Salonique à la fin de 1935. Là, tout en étudiant le violon, il faisait partie d’un orchestre et améliorait sa connaissance de l’allemand à l’Institut Gœthe. Effectuant ensuite son service militaire , il enseignait le français au colonel de son régiment. Il commença enfin à travailler. Puis il participa à la guerre contre les envahisseurs italiens et fut démobilisé alors que les Allemands occupaient le nord du pays. Il raconte la concentration des Juifs au ghetto Baron de Hirsch et leur déportation à laquelle il n’échappa point : lorsque des camarades non-Juifs lui proposèrent de s’évader vers le maquis, il refusa pour ne pas abandonner sa famille et sa femme enceinte de huit mois. Tous furent déportés par le convoi n° 16 et le pénible voyage dura dix jours environ. Contrairement à ses parents et à son épouse qui furent gazés immédiatement, la chance a voulu qu’il puisse mettre en valeur les atouts qu’il avait en mains pour survivre : trente ans et une bonne santé, passablement germanophone, violoniste et ingénieur. Ces atouts étaient objectifs en quelque sorte. | Un ou deux d’entre eux seulement ont permis à d’autres de s’en sortir : Primo Levi ingénieur chimiste, Léon Perahia bon chanteur et ouvrier qualifié, pour s’en tenir à deux que nous avons soigneusement étudiés. J’ai tendance à ajouter deux autres atouts dont il parle lui-même assez peu : un calme assez extraordinaire en toute situation et une faible émotivité apparente. Ceci exprimé, furent assassinés à Auschwitz-Birkenau une multitude effroyable de personnes aussi armées que Jacques d’atouts “objectifs” ! Il raconte lui même que la principale raison de survie là-bas était la chance. Il n’est pas indifférent de rappeler ici que Léon Perahia a intitulé ses souvenirs d’Auschwitz: Mazal, la chance ! Pendant un mois Jacques fit partie de l’orchestre de Birkenau, qui jouait à la sortie et au retour des déportés travaillant à l’extérieur. Sa sœur Julie, aussi violoniste, fit partie d’un semblable orchestre du côté des femmes mais mourut du typhus au camp de Bergen-Belsen qu’elle avait atteint après “la marche de la mort” à l’évacuation forcée d’Auschwitz. Jacques cinquante ans après, continue d’estimer qu’il n’était pas de logique cohérente à Auschwitz. Quoiqu’il en soit, il rend un juste hommage au rôle important de son ingénieur en chef (civil) au bureau technique où il travaillait à l’Union Werke, l’Oberingenieur Bosch. Dialogue à brûle-pourpoint entre Bosch qui l’a fait appeler, et Stroumsa, deux ou trois jours après l’arrivée de ce dernier au Bureau d’Etudes de l’usine où il resta dix-huit mois : - “Dis-moi, Jakob, quel est le crime pour lequel tu as été interné ?” - Suffoqué : “ai-je l’air d’un criminel ?” - “Mais alors je ne comprends pas. Il n’y a que des criminels qui sont internés dans des KZ1. Si tu n’as rien fait de grave, pourquoi t’a-t’on transféré jusqu’ici ?” Je lui explique alors calmement que je suis un juif de Salonique et de quelle manière j’ai déjà perdu toute ma famille. Il me montre au loin les cheminées : “Nous sommes dans une zone industrielle”. Je lui apprends que ces cheminées servent à brûler des corps humains et que mes parents, ainsi que toute la population juive de Salonique y ont trouvé leur fin. | Il avoue ne rien comprendre, et me dit seulement : “Das ist deutsche Kultur2.” Il faut nous étendre un instant sur le cas de cet ingénieur qui ne savait rien de l’organisation de mort auprès de laquelle il travaillait et à qui Jacques a tout appris : Bosch revenait de Zaporoje en Ukraine où il dirigeait pour le compte de la même Union Werke une usine de munitions que les Allemands avaient dû évacuer devant l’offensive russe, et se trouvait chargé du même travail en Pologne. Bosch était toujours sur ses gardes mais il fit savoir à Jacques qu’il l’aiderait en toutes choses ( y compris “planquer” des compatriotes, dont Bella la sœur de Jacques et son inséparable amie Elisa, puis d’autres, promesse qu’il tint) à condition de ne pas compromettre sa propre sécurité. L’exemple précis et vécu de ce cadre supérieur qu’on aurait pu imaginer informé, vivant près d’Auschwitz, vient à l’appui de la thèse de Jacques : le secret sur les atrocités commises était bien gardé et peu d’Allemands savaient, hors de la S.S. Evacué à pied le 18 janvier 1945 puis en wagon découvert en cet hiver terrible vers Mauthausen, Jacques survécut, fut libéré par les Américains et s’organisa lui-même très vite un rapatriement vers la France. Il est, cinquante ans après, toujours aussi ému de l’accueil cordial et chaleureux reçu à son arrivée en France et raconte dans son livre, et en privé, des anecdotes émouvantes sur le sujet. Au fond, l’esprit d’à propos et l’adaptation précise de la réponse immédiate à une nouvelle situation donnée, ont été essentiels à la survie de Jacques comme à sa carrière ultérieure, qu’il a terminée comme ingénieur en chef de l’éclairage à Jérusalem où il avait fait son alyah en 1967. Aujourd’hui, Jacques Stroumsa dépense son temps et son énergie qui reste intacte, au sein de Yad Vashem, afin de transmettre son message aux jeunes générations avides de savoir, non seulement en Israël, ce qui est normal, mais surtout en Pologne sur les lieux du crime, en Allemagne oui, en Allemagne3 où on le redemande, et même en France à l’occasion... Merci Jacques ! Jean Carasso |