J.J. Abravanel, Consul du Portugal de longue date à Istanbul et éminente personnalité de la communauté juive sépharade de cette métropole historique, est décédé le 2 novembre 1993, douze jours avant ses quatre-vingt-six ans révolus.
Au cours de mon existence en Turquie, j’ai connu J.J.A. au début des années 40 par l’entremise d’un remarquable collègue de
travail, Jacob Linger, son grand ami. Par la suite, mon activité journalistique
aidant, nos rapports se développèrent pour atteindre, dans l’estime réciproque, une franche
amitié. Mes voyages à Istanbul de ces cinq dernières années, joints à un échange épistolaire suivi, m’ont permis d’apprécier avec le même plaisir
sans cesse renouvelé, la rigueur de sa pensée, sa noblesse de coeur, sa culture universelle. Sa dernière lettre date de
juillet 1993. Je sais qu’il a conservé intacts
son intellect et sa prodigieuse mémoire jusqu’à son dernier souffle. Fils de Joseph Jacob Abravanel et de Victoria Samuel Barisac, Jacques-José Abravanel est né à Salonique le 14 Novembre 1906, de nationalité portugaise. Commencée au lycée de la mission laïque française de Salonique, sa scolarité - après le funeste incendie qui ravagea cette ville en 1917 - s’est poursuivie en 1920 à Istanbul au lycée impérial ottoman de Galatasaray. Universitaire, il obtint des diplômes en hautes études commerciales, économie et économie politique. Passionné par tradition pour l’histoire du peuple juif, J.J.A. s’est spécialisé dans l’histoire des Israélites, plus particulièrement dans la période de l’inquisition, et aussi dans l’histoire des communautés juives dans l’empire ottoman, en particulier celle de Salonique. Durant plusieurs années, il fut le collaborateur assidu du célèbre professeur Avram Galante. Esprit curieux, avide de savoir, il a toujours occupé ses loisirs à s’instruire. Il a ainsi étudié, à titre personnel, la mécanique, l’électromécanique, le droit commun, le droit international, la radiesthésie et les sciences occultes. Dans ce dernier domaine, la conférence qu’il offrit, à l’âge de 82 ans, à la demande de Michel Removille, consul général de France à Istanbul, impressionna vivement l’auditoire. Polyglotte par excellence, J.J.A. parlait et écrivait en toutes les langues néo-latines, en anglais, turc (caractères arabes puis latins) grec et judéo-espagnol (caractères rachi et latins). Les Abravanel et leur “mission” J.J.A. était un descendant en
ligne directe de la branche majeure du célèbre homme d’état, philosophe et exégète Don
Isaac Abravanel qui, à l’âge de vingt ans fut ministre des finances des rois du Portugal Alphonse V
et Jean II, et plus tard de Ferdinand et Isabelle des royaumes unis d’Aragon et de Castille. La
lignée salonicienne de sa famille a ses attaches en Italie, dans la ville de
Ferrare. J.J.A. était très fier d’appartenir à la lignée des Abravanel qui, au long de l’Histoire, a été investie d’une mission :
| Le tournant dans la carrière de J.J.A. La carrière professionnelle de J.J.A. à Istanbul a été jalonnée successivement de diverses charges de responsabilité. Attaché de direction pour les affaires économiques et financières auprès de la Banque Française des Pays d’Orient, il devint rapidement chef de divers services à la Banca Commerciale Italiana. Un peu plus tard il est engagé comme directeur du contrôle à la Ford Motor Company Inc. où son efficacité lui vaut d’être délégué au Portugal par le siège central de Ford avec tâche de réorganiser la Ford Lusitana. Son séjour dans la capitale lusitanienne marquera le tournant décisif de sa carrière. A la recherche d’un ressortissant portugais de haut niveau connaissant bien la Turquie, pour le poste de consul à Istanbul, Lisbonne lui en fait la proposition. Pressentant qu’en sus des services à rendre aux deux pays, ce poste pouvait aussi l’aider dans l’accomplissement de la “mission des Abravanel”, J.J.A. accepte l’offre. Les évènements devaient bientôt lui donner raison ! Revenu à Istanbul auréolé de son nouveau titre de consul du Portugal, J.J.A s’attelle avec zèle à ses nouvelles fonctions. Jeune - il n’a pas encore trente ans - cultivé, brillant orateur, il fait rapidement son nid au sein du corps consulaire. Ses relations avec le nonce apostolique Angelo Giuseppe Roncalli, futur pape Jean XXIII Nous sommes en 1938. En Europe des nuages noirs s’accumulent à l’horizon. J.J.A. se rend au Portugal lutter pour tous ceux qui dans le monde, d’une façon ou d’une autre, avaient obtenu la nationalité portugaise. Il la leur officialise par une loi. La même année, la cession du territoire des Sudètes imposée à la Tchécoslovaquie par le diktat de Munich ne fait qu’encourager la politique expansionniste de l’Allemagne. Un an après, c’est la guerre. Les Panzer-Divisionen et la Luftwaffe écrasent un pays après l’autre. En Turquie, épargnée providentiellement par les hostilités, J.J.A. s’active. Ses relations dans le corps diplomatique, et plus particulièrement avec le délégué du Vatican à Istanbul, Mgr Angelo Giuseppe Roncalli - qui devait être élu pape en 1958 - sont à marquer d’une pierre blanche : avec l’appui du nonce apostolique le jeune consul contribue dans la plus grande discrétion au sauvetage de nombreux Juifs en situation dangereuse . J.J.A. avait conscience de poursuivre ainsi, à son tour, la mission humanitaire transmise par ses illustres ancêtres. En dehors du cadre protocolaire, les deux hommes avaient des relations amicales comme le montre, entre autres, l’anecdote suivante : à la recherche d’un livre intitulé «Dialoghi d’amore» écrit par son ancêtre Don Leon Abravanel connu et passé à l’Histoire sous le nom de Don Leon el Medico, J.J.A. s’adresse à Mgr Roncalli. Celui-ci lui répond avec un sourire significatif : “livre écrit par Mestre D. Leon el Medico, di razza ebrea et dopo fatto cristiano”. Il n’avait pas le livre mais savait tout sur lui. Cette anecdote, c’est J.J. lui-même qui l’a racontée en novembre 1985 au cours de son intervention à l’occasion de la célébration du 50ème anniversaire de la venue en Turquie de Mgr Roncalli, autour d’une table ronde à laquelle il prit part en qualité de représentant désigné de le communauté juive de Turquie. | L’activité communautaire de J.J.A. A Istanbul, J.J.A mena une activité communautaire digne d’éloges dans les oeuvres de bienfaisance - notamment pour la collecte des fonds en faveur de l’hopital Or-Ahayim -, dans l’union des communautés sépharade et ashkénaze etc. Il a rendu de grands services, mais en aurait offert plus si on l’avait sollicité dans telle ou telle importante occasion ; mais il avait la sensation que sa personnalité faisait de l’ombre... Il fut parmi les premiers à préconiser la célébration du 500ème anniversaire de l’arrivée de 1492 sur le territoire de l’empire ottoman des Juifs sépharades lors de leur expulsion d’Espagne. Il aimait faire référence au passé historique, mettant en avant des faits précis jaillis de son infaillible mémoire. Ainsi, au cours d’un de nos entretiens, il s’arrêta avec insistance sur une réflexion que l’on prête au sultan Bayazit (Bajazet) à l’égard de Ferdinand d’Aragon :”On dit que ce roi est intelligent et avisé, mais il a appauvri son pays et enrichi le mien”. Et d’ajouter, impromptu : “Ya saves komo lo dizimos mosotros en muestro linguaje popular ladino : El rey d’Espanya arregalo a Bayazit las djoyas i los birlantes i se guadro para el los kovres i los tenekyes” 1 Les décorations décernées par le gouvernement portugais Au cours de ses fonctions consulaires longues de plus d’un demi-siècle, remplies dans l’honneur et la dignité, J.J.A. a reçu deux hautes distinctions portugaises ; il fut promu : Officier de l’Ordre Militaire du Christ, en reconnaissance de son attitude durant la seconde guerre mondiale ; Commandeur de l’Ordre Culturel Henri le Navigateur, décoration remise personnellement par le Président du Portugal Mario Soares en visite officielle en Turquie, en présence du représentant du Président de la République Turque, Turgut Ozal. Marié à Annie Melkenstein, J.J.A. n’a pas laissé de descendance. David Benbassat-Benby Décembre 1993 |