Sous cette rubrique nous entendons publier dans chaque numéro de la “ Lettre Sépharade” des réflexions, des souvenirs, des itinéraires, des points de vue qui, pour être personnels et signés, n’en présentent pas moins un intérêt général, et en deviennent exemplaires de notre civilisation judéo-espagnole.
*Voir les numéros précédents.
Résumé des chapitres précédents: Jean Carasso qui, dans le numéro 3 de la LS racontait quelques souvenirs de son enfance à Paris, en visite les jours de congé chez sa grand-mère Flore, a été incité par plusieurs lecteurs à poursuivre le récit. De sorte que, remontant dans la LS 4 au mariage de sa grand-mère à Salonique avec un officier vite disparu, il poursuit dans la LS 5 le récit des difficultés de la jeune veuve sur place, et dans la LS 6, son émigration vers Paris avec ses deux enfants Elie et Henriette et l’adaptation, le début de leur assimilation. Dans la LS 7 on voit la situation professionnelle d’Elie s’améliorer, puis le début de la guerre et l’annonce du grand incendie de Salonique , nouvelle fort émouvante pour Flore qui s’embarque aussitôt à Marseille avec ses enfants pour s’assurer que sa mère et sa fratrie n’ont pas souffert ou même perdu la vie dans l’immense sinistre. Flore est fatiguée en cette fin de 1918 . Les soucis n’ont pas manqué au cours de ces huit années à Paris succédant aux précédentes si difficiles de Salonique : la difficulté de la vie quotidienne accrue par la guerre, les quelques bombardements de Paris y compris par la Bertha, la crainte lancinante «qu’on» lui prenne son fils à la guerre, l’épisode «aller et retour» à Salonique etc. Elle n’a pourtant que 53 ou 54 ans mais se sent vieillie. Elle est neurasthénique, un peu prostrée, et même si elle a retrouvé ses bavardages au square Montholon avec les amies saloniciennes et ses frère et sœurs maintenant à Paris, son médecin (le docteur Modiano ?) lui conseille de changer d’air. Facile à dire lorsqu’on ne dispose que de peu d’argent, qu’on n’est pas francophone et que ses enfants sont fixés à Paris ! Une occasion se présente : celle d’un séjour qu’elle accepte dans une maison de cure, un Kürhaus en zone française d’occupation en Allemagne. La monnaie allemande commence à baisser et, pour qui dispose d’argent français, la vie est beaucoup moins chère là-bas ; et comme elle n’est pas plus francophone que germanophone, pourquoi pas ? Elle découvre là, pour la première fois de son existence, un genre de vie, une discipline quotidienne, une nourriture auxquels elle n’est pas préparée et ne se plait guère. Elle met assez rapidement fin à cette expérience.... | Dans le courant de l’année suivante et après la mort de leur mère qui retenait encore Eliahou, le dernier Matalon à Salonique, Flore voit arriver son petit frère préféré, - il n’a que trente-cinq ans-, celui auquel toute la famille doit son installation à Paris. Et c’est paradoxalement lui qui arrive en dernier, avec son épouse Sol Haïm et leurs deux premiers enfants, Manuel et Aaron (Marcel et Charles), Estrella-Jacqueline ne naîtra que bien plus tard. Toute la fratrie - à l’exception d’une soeur mariée qui ne viendra pas, comme on l’a vu - est maintenant réunie à Paris. Et la situation est celle-ci : Hors les femmes nées entre 1865 et 1880 peu ou pas francophones, peu adaptables à la société française, les hommes, et surtout la génération suivante, garçons et filles sont à l’école ou au travail, ce qui a été facilité par la connaissance du français, acquise dès Salonique ou à Paris. On est sorti de la grande misère et on ne pèse plus sur les compatriotes accueillants : on a son propre logement, souvent dans le 10ème arrondissement, rue de Maubeuge, rue La Fayette, près du square Montholon, dit parfois “square Matalon” tant les Saloniciens y étaient nombreux1, ou dans les environs, voire dans le 11ème, rue Sedaine, rue Popincourt ou alentour. On s’approvisionne et on se rencontre dans le quartier ; on se rend visite et on joue aux cartes à la maison pour les plus âgées, au café après le travail pour les hommes ; on va au théatre, au café-concert pour les plus jeunes. On milite, aussi. La situation sociale de chacun va curieusement évoluer selon les hasards des rencontres et des affinités parentales ou personnelles. Tout un chacun a trouvé un emploi, humble et modeste au départ. Le reste, la suite, seront le fait de l’initiative personnelle, du travail fourni, du mérite en somme, de la chance aussi... Elie par exemple, formé au travail de bureau et au négoce technique par les frères K., possède une bonne formation de base et, avec l’accord de ses employeurs retrouvés au retour de Salonique à l’automne de 1917, les quittera en 1920 pour fonder sa propre entreprise. Un bien grand mot pour une initiative si modeste... | On ne téléphone pas encore à l’époque : on écrit de province vers Paris, où le courrier est bien souvent distribué dès le lendemain ! Henriette exécute. Elle apprend “sur le tas” un peu de dactylographie et tient un livre dans lequel elle retranscrit les ordres, les expéditions auxquelles elle procède (les gares du Nord et de l’Est sont proches) : si le colis est lourd à porter, elle hèle dans le Faubourg Saint-Martin un porteur équipé d’une charrette à bras. Le volume d’affaires augmente grâce à la diligence d’Elie, à son énergie. Bientôt, par le jeu des relations communautaires, on lui parle d’un jeune Salonicien qui recherche du travail : on l’embauche et il voyagera aussi : c’est Albert Carasso..., qui deux ans après épousera Henriette. De ce mariage naîtront successivement Jean, le signataire de la présente chronique, puis trois ans plus tard, Françoise . L’affaire prend une petite extension, on a embauché une secrétaire, puis un magasinier, et Henriette ne travaille plus. La crise de 1929 (1930 et 31 en France) est surmontée avec difficulté. Pourtant le niveau de vie s’accroît. On émigre vers l’Ouest de Paris, signe de promotion sociale. Flore, elle, est installée avec son fils qui possède maintenant une automobile, dans un appartement auquel elle n’aurait même pas songé quinze ans avant, dans le quartier de la Porte de Champerret. Mais sa santé décline et elle est de moins en moins mobile. Heureusement qu’Henriette, sa fille, demeure non loin et veille sur elle autant que les soins à ses jeunes enfants le lui permettent, scolarisés qu’ils sont dans la journée. Et en fin d’hiver 1935, Flore chute dans son appartement, se brise un fémur - fracture que l’on réduit dans une bonne clinique spécialisée moyennant une position couchée maintenue trop longtemps - et déclare bientôt une congestion pulmonaire qui l’emporte à soixante-dix ans. Ainsi fréquemment mouraient les personnes âgées à l’époque. Nous sommes le 16 mars 1935. Elie s’y attendait. Il résiste mieux qu’Henriette à la souffrance et répète sans cesse à sa sœur : “Tu sais ? même Napoléon a un jour perdu sa mère !” Jean Carasso |