par Jean Carasso
Munie d’un billet
de pont et de baluchons, la nona embarque donc au printemps de 1910, avec ses
deux enfants : Elie, quinze ans, et Riquetta douze, à Salonique, avec Marseille
pour destination immédiate, mais Paris comme point d’ancrage. Comme son jeune frère Eliahou le lui avait promis, les
trois sont accueillis à Paris par quelque famille immigrée avant eux et déjà installée. Mais cette situation ne
peut être que provisoire et il s’agit de trouver rapidement tout à la fois des ressources et un logement. Flore sait que
les quelques louis qu’elle a cousus dans sa ceinture, fruits de la vente des meubles à
Salonique, ne lui permettront pas longtemps de faire face. Heureusement, si elle ne sait pas un mot de français, ses deux enfants sont francophones et son aîné va très vite trouver ce que nous appellerions maintenant “un petit boulot”: il est engagé comme coursier et garçon de ménage dans une pharmacie. Flore cherche et trouve un logement, grâce, bien entendu, à la solidarité des Saloniciens sur place, arrivés avant elle. Et elle se met immédiatement en quête de ressources : les “anciens” lui indiquent “Le Toit Familial”. C’est une institution juive de bienfaisance qui procure aux dames pauvres du travail de couture à domicile destiné aux personnes plus fortunées. Immédiatement monsieur Sacerdote, le directeur, l’agrée, lui fournit des vêtements à coudre, en lui expliquant qu’il faut les rapporter la semaine suivante pour en prendre d’autres, etc. | Flore sait coudre, et l’occasion lui est ainsi offerte d’enseigner le travail à sa fille. La première difficulté est que l’organisation de bienfaisance siège dans le 16ème arrondissement de Paris, et que Flore habite dans le 10ème, avec la majeure partie des immigrés de l’empire ottoman qui se retrouvent dans les mêmes parages des 10ème et 11ème. Le prix du billet de métro est dissuasif. Aussi mère (45 ans) et fille (12 ans) partent de chez elles au petit jour avec les colis, et marchent durant des heures à l’aller puis au retour, une fois par semaine. Mais c’est le printemps, l’été, et la marche est agréable quand on est jeune et en bonne santé. Et l’on apprend Paris.... A l’automne, Riquetta rentre à l’école communale de la rue de Chabrol, proche de leur domicile. Et Madame Duchêne l’instruit, lui montre sollicitude, gentillesse, humanité en somme, s’occupant particulièrement de la petite nouvelle pour l’intégrer vite et le mieux possible. C’est çà, l’école de la République, l’école de Jules Ferry. Riquetta - devenue Henriette entretemps - dévore la grammaire française, apprend l’orthographe, l’écriture, vite et bien. Au point qu’au terme de l’année scolaire, lorsque Flore et Elie son porte-parole font savoir qu’Henriette quitte l’école pour travailler et contribuer ainsi à l’équilibre financier de la famille, Henriette pleure toutes les larmes de son corps et aura encore la larme à l’œil racontant l’épisode un demi-siècle plus tard . Et Madame Duchêne vient à la maison un soir, spontanément, négocier avec Flore le maintien de la petite à l’école. Sans succès. Ils avaient de la carrure, ces instituteurs du début de siècle, dans le Paris des petites gens.... | Madame Duchêne : jusqu’à sa mort, Henriette aura conservé de votre enseignement un souvenir ébloui et en parlera à ses enfants comme de la belle année de sa vie. Laquelle vie se poursuit, avec des hauts et des bas. Elie, ayant cassé une glace de vitrine en la nettoyant, chez son employeur pharmacien, est aussitôt congédié. Il retrouve bientôt un autre travail, de bureau cette fois, et se présente le premier jour en pantalon blanc bien propre. Et toute la matinée, les collègues se moquent de lui : “Eh! petit , ça n’est pas une entreprise de maçonnerie ici, pourquoi es-tu habillé en plâtrier ?” . Pour une raison qu’il ne peut pas dire : c’est le seul pantalon présentable qu’il possède . Il faut en avaler des couleuvres, lorsqu’on est immigré misérable et qu’on est chargé de famille ! Les choses n’ont guère changé depuis, d’ailleurs. Et pourtant lui, Elie, est francophone, sait lire et écrire et progresse dans son emploi de bureau. On vit difficilement ; Henriette n’a pas de travail. On continue de coudre pour “Le Toit Familial”. Lorsqu’il faut faire face à une dépense imprévue, il arrive qu’Elie et Henriette, sur le chemin de la boulangerie se laissent aller à ramasser des bouteilles vides, de lait généralement, consignées un sou chacune, collecte qui paiera le pain et quelque légume ce jour-là . à suivre.... |