Une culture en voie de disparition Voici le témoignage d’Anne-Marie Rychner née Faraggi, en écho à l’éditorial de la LS précédente.
Il est bien possible que cette vision soit celle de nombreux quadragénaires
ayant vécu loin de leur milieu culturel d’origine, pour les raisons qu’Anne-Marie explique très bien.
Nous publierons d’autres
témoignages s’il nous en
parvient sur le propos.
J’appartiens à cette génération de l’après guerre dont parle Jean
Carasso dans son éditorial de la LS 5. Née en 1947 en Algérie, j’ai été le premier membre de ma famille
paternelle à naître sur
sol français ; mon père, Armand Faraggi, ses frères et ses parents, Henri F. et Mathilde Mallah, tous nés à Salonique, ont émigré en 1920 à Paris où se
trouvaient déjà oncles, tantes et cousins installés depuis quelques années autour de la Place Pereire.
Il existait alors chez eux une solidarité quasi tribale et un besoin de
regroupement propre aux minorités immigrées de fraîche date.
Premiers
constats
Que reste-t-il aujourd’hui de leur culture d’origine - religion, langue,
traditions - et que m’en ont-ils appris ? Il faut bien le reconnaître, pas grand’chose. Bien sûr, on ne m’a jamais caché mon
ascendance juive sépharade, mais on ne m’en a jamais vraiment parlé. Du rite religieux, je ne sais rien ; ne portant pas un nom “ très catholique”, il
valait mieux que je sois au moins en possession d’un acte de baptême, ce que je
peux comprendre, puisque la guerre était à peine terminée ( pour l’anecdote, ma robe de cérémonie
fut la robe de circoncision de mon père !). Du judéo-espagnol, je n’ai entendu que quelques
phrases échangées entre le frère aîné de mon père et ma grand’mère, ou bien une expression
qui revenait souvent et qui était : ”....de los muestros”. Ce sont
probablement les traditions culinaires qui me sont le mieux parvenues, par l’intermédiaire de la sœur de ma
grand’mère : je
sais faire les borekas de keso, la enkioussa, le sutlach ou les bemuelos (je possède même la poêle spéciale ) et
j’apprécie
beaucoup le charope. Voilà tout mon héritage paternel. En fait, j’ai surtout appris que j’étais française et que, grâce à ma mère, mes ancêtres étaient Gaulois. | Partagée ainsi en deux, ne connaissant pas très bien mon identité et voulant en savoir plus, j’ai, vers l’âge de vingt ans, commencé à entreprendre une enquête. J’ai tout d’abord interrogé les frères et sœurs de mes grands parents paternels, Peppo Mallah et Edith, née Faraggi, René Faraggi, Léa de Castro, née Mallah, qui venaient d’atteindre un âge où, tout naturellement, la mémoire du passé revient facilement. C’est très volontiers qu’ils m’ont parlé d’eux, de leurs aïeux, de la rue de la Reine Olga, du grand incendie de 1917 ou du quartier de Pera à Constantinople ; j’ai eu alors, avec mes grands oncles et tantes, des échanges qu’ils n’avaient encore jamais eus avec leurs propres enfants. Ils livraient pour la première fois leurs souvenirs, alors qu’ils avaient été les premiers à amorcer le processus d’”oubli du passé”. A Salonique déjà, les écoles de l’Alliance Israélite avaient inconsciemment contribué à la perte de la langue maternelle qu’était le djidio et l’élite intellectuelle mettait un point d’honneur à ne plus le parler, sinon avec la Nona qui, elle, ne parlait guère autre chose. En arrivant en France au début du XXème siècle, ils choisirent l’assimilation totale, et le gommage des différences, pour que leurs descendants connaissent enfin une parfaite intégration à un nouveau pays d’accueil. Il faut ajouter qu’à cette époque, Paris jouissait d’un tel prestige aux yeux de la communauté salonicienne que le rêve de s’y fondre était enfin réalisé, et la perte de la culture qui en découla fut sciemment programmée.
Suite de mes découvertes Cette disparition commence à se remarquer dès la génération de leurs enfants, c’est à dire celle de mon père. Ce fut lors de la deuxième partie de mon enquête que je m’en aperçus en les interrogeant. Cette fois, le contact s’établissait mal; je les dérangeais en leur parlant d’un passé dont ils ne se souvenaient pas et qui leur était parfaitement indifférent. Certains le rejetaient, d’autres se moquaient de cet intérêt culturel que je manifestais. Quelques uns, pourtant, m’ont épaulée. Ainsi, un fossé s’était creusé entre eux et leurs parents ; ils appartenaient désormais à une autre culture, celle du pays où ils avaient grandi. L’école, les études, l’armée, le mariage mixte, la langue française, avaient façonné de nouvelles personnalités occidentales. La page est tournée, disait-on, il faut regarder vers l’avenir.
| Je me suis alors lancée dans la troisième étape de mon enquête en me plongeant dans la lecture de diverses publications (et l’année 1992 en est riche), dans les archives ainsi que dans la correspondance, décidant d’interroger aussi ceux que je ne connaissais pas encore. C’est alors que j’ai compris comment l’émigration pouvait entraîner en cinq générations, la disparition totale d’une culture. Un exemple me vient d’Italie où, renseignements pris, une branche Faraggi s’est installée dans la première partie du XIXème siècle, venant du sud de la Macédoine, très probablement de Monastir (présentement Bitola). Environ 150 ans plus tard, les descendants actuels lisent avec stupéfaction leur nom de famille sur les listes de noms juifs publiées par le gouvernement fasciste lors de la dernière guerre. C’est ainsi que leur origine leur fut pour la première fois révélée. Il est vrai qu’il est plus facile de se fondre totalement en Italie lorsqu’on s’appelle Faraggi, plutôt que Lévy ou Cohen ! Le nom a donc certainement facilité l’intégration. Le même phénomène de dissolution se produit à l’heure actuelle en France. Depuis la disparition des anciens, soit la génération de mes grands-parents, l’on assiste à l’éloignement des cousins : le clan se dessoude, le besoin de regroupement ne se fait plus sentir, l’intégration au milieu est parfaite. Ce que je ressens aujourd’hui, J.F. Renaud l’a très bien exprimé dans la LS 3, et je me suis retrouvée dans sa lettre. Personnellement, je ne me sens pas appartenir à une religion, mais je sais que je possède un patrimoine génétique et culturel qui me vient à 50% du peuple juif. De par mon métier d’archéologue, je connais l’importance que revêtent les cultures, surtout lorsqu’elles sont en voie de disparition. Or la nôtre, nous en sommes tous conscients, est en train de s’éteindre. Nous sommes à l’heure actuelle parmi les derniers à véhiculer les vestiges des communautés juives de Salonique et des pays ottomans. Il s’agit maintenant de les considérer comme un sujet de recherche sociologique, historique et ethnologique, afin d’en sauver les restes et d’en perpétuer le souvenir. Le présent repose sur les acquis du passé ; l’étude de ce dernier me paraît indispensable si l’on veut mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
Anne-Marie Rychner-Faraggi.
(Les inter-titres sont de la Rédaction.) |