Salonique : le 9 avril 1941, les troupes allemandes entrent dans la ville, humiliations et exactions du nazisme ordinaire à l’encontre des Juifs. A partir du 11 juillet 1942, arrestations massives, travaux forcés, exécutions sommaires, rançon ; dévastation du cimetière dont les plus anciennes tombes dataient de 1493 ; étoile jaune obligatoire, ghetto ; et puis, au moment des préparatifs de Pessah, du 15 mars au 10 août 1943, 46000 Juifs environ de Salonique sont déportés à Birkenau, camp d’extermination d’Auschwitz.
C’est à ce cinquantième anniversaire du 15 mars que nous
pensons. En souvenir de nos familles juives, qui furent les voisines de la sienne, chrétienne orthodoxe, à Agia Triada, à Kato Tumba, aux
Campanas ou à Egnatia et autres quartiers de Salonique, Stavros Kamaroudis a écrit la nouvelle suivante, qu’il nous offre. En souvenir de Salomon. Il s’appelait Salomon. Et moi, Nausicaa. On habitait le même immeuble. Là haut, à Egnatia. A Salonique. On avait le même âge, sept ans tous les deux. Sa mère, une femme très belle avec des cheveux blonds, jouait du piano à merveille et nous apprenait le français. Tout ce que je sais de français, c’est d’elle que je me le rappelle. Puis la guerre a éclaté et les Allemands sont arrivés. Je me souviens très bien des premiers motards à croix gammée. Nous, on les regardait avec une espèce de peur, sans trop bien savoir pourquoi. Les grands ne souriaient plus. Et ils nous ont dit de ne plus crier “à l’attaque”. Et même d’arrêter de nous traiter de “pigeon de Mussolini”. Salomon s’est mis à porter une étoile jaune. “Ordre, a-t-il dit, de la Kommandantura. Sa mère aussi s’est mise à la porter, et toute sa famille. Même Florica, sa soeur, qui ne devait même pas avoir cinq ans. Florica qui pleurait quand on ne jouait pas avec elle. Un jour, la grand’mère est entrée. Encore un ordre : tous les Juifs devaient aller loger dans un seul quartier, au dessus d’Egnatia. La grand’mère, c’était celle qui habitait chez un des oncles, un beau grand gaillard, dans un appartement avec un balcon qui donnait sur la promenade, près de la mer. Nous y allions souvent, et la grand’mère nous régalait de “pépitas” et de “bombones”, c’est à dire ce qu’on appelle, nous, des graines et des bonbons. Et aussi “d’huevos haminados”, des oeufs durs et de massa, le pain azyme de leur Pâque. La grand’mère qui chantait de belles chansons. Je n’y comprenais rien. Dans une langue .....attends, ça s’appelait le ....ah oui, ladino, le judéo-espagnol. |
C’était le début de l’hiver. Salomon grandissait. Son petit costume lui arrivait au coude. Mais sa mère, Rachel, ne pouvait plus sortir. Elle avait un bébé dans son ventre. Un bébé costaud, que j’entendais donner des coups à l’intérieur. Qu’est-ce que ça pouvait bien être? Un garçon ou une fille ? Nous deux, on voulait un garçon. Il n’y avait que Florica qui demandait une petite fille. Pour jouer avec elle. Et c’est à ce moment là que Maman a enlevé l’étoile de Salomon ( la “cocarde” comme on disait ) et qu’on est allés dans un magasin. Et c’est là qu’on lui a acheté une veste toute neuve en laine marron à carreaux. Et puis, elle nous a offert un “pasteli” dans une pâtisserie sur la place Aristote. Un peu plus tard, le bébé qu’on entendait est né, “un garçon !” qu’on criait. Et on a fêté ça avec Salomon. Et Florica était furieuse et elle tapait sur sa poupée. Quand elle serait grande,elle, elle ferait que des filles. Avec de grands cheveux, qui joueraient du piano ....comme elle, qui y arrivait déjà pas mal. Et puis il s’est passé encore cinq ou six mois. Et un jour, en revenant de l’école, on a appris une nouvelle terrible. La famille de Salomon partait en voyage. En Allemagne. Il est parti pour préparer ses affaires. L’après-midi, on a sonné à la porte. C’était Salomon. Tout content. C’était pour demain, le voyage, et en train. Son père avait même acheté les billets. En fait, il était obligé. “Nausicaa, t’as pas des serpentins ? ( il m’en restait du carnaval ) . Tu peux pas me les donner, tes serpentins, pour que je les fasse voler par la fenêtre du train ? Ils vont flotter , ça sera beau, hein ? Je te donnerai mon petit coq vert. Et mon petit singe en cristal. Pour te tenir compagnie.... En train.... T’as déjà pris le train, toi ?” Oui, j’étais allée jusqu’à Edessa. Aux chutes. Avec tout le monde. On avait même pris une photographie souvenir. Le grand père avec son chapeau mou, sa canne, la grand’mère. Et moi montée sur un petit rocher. Avec un petit costume marin et un chapeau. Et la cravate ruban. |
Merci, Nausicaa. Et moi tu vas voir ce que je vais te rapporter de là où on va !” Je l’ai embrassé. Il m’a embrassée, on s’est dit au revoir. Et sa maman parlait avec ma maman. Ils nous laisseraient bien le tout petit, Sabbétaï. Ce serait pénible pour lui. Et puis elle a changé d’avis. “On le prend, ça fait rien.” Le lendemain, ils les ont mis en rangs. Salomon tenait son petit baluchon d’une main, Florica de l’autre. Et de la poche de son veston marron à carreaux on voyait sortir le rouleau de serpentins. Et au moment où ils sont partis pour la gare, mon coeur s’est tout serré. Même si Florica me saluait. Sans se douter de rien. Salomon, je ne l’ai jamais revu. On a appris qu’il a disparu pendant l’Holocauste du camp d’Auschwitz. Peu en sont rentrés ; et ceux-là ....de véritables ruines humaines. Et j’ai toujours en héritage le petit coq vert et le petit singe de cristal. Et un cahier avec son nom. Des majuscules bien appliquées, bien nettes : Salomon Petilon. Thessalonique, le 20 Novembre 1988. Stavros Kamaroudis est maître-assistant à l’Université Aristote de Thessalonique, section de Florina. Spécialiste des dialectes du grec moderne, il a obtenu sa thèse de linguistique à Paris V. Mariée à Isabelle Tambrun, française, ils ont une fille bilingue de ....vingt mois. Isabelle a traduit pour nous. Stavros habite le quartier d’Agia Triada dont les habitants conservent vive la mémoire de la présence juive. Il signale qu’on trouve encore dans ce quartier le bâtiment d’une yeshiva, et se souvient d’une maison juive dont l’entrée était ornée d’une fresque représentant un palmier et le panorama d’une ville au loin, peut-être Jérusalem. Sensible aux questions touchant le souvenir de la présence juive à Salonique et les relations d’amitié encore possibles, Stavros nous aide, en particulier, dans notre recherche de livres et publications. M.M.S. |